Hitler et les congés payés

L’image d’Hitler revêtu d’un paréo de Gentil Organisateur en train de juger un concours de genoux cagneux à Trifouillis-Plage, ou ailleurs, ne saute pas immédiatement aux yeux. Pourtant, c’est le Führer en personne qui inventa le concept de la croisière de masse, celui des forfaits et celui des installations spécialement construites pour offrir des vacances bon marché, quoique encombrées, à ses travailleurs, ses soldats et à leur famille.

Cette improbable histoire commence avec la création de l’institution imaginée par Hitler : Kraft durch Freude, La Force par la Joie. Dans les années 30, Kraft durch Freude était le plus grand opérateur touristique du monde, traitant plus de clients que n’importe quelle compagnie contemporaine. Mais, comme on pouvait s’y attendre avec Hitler aux commandes, il y avait un agenda caché derrière toute cette joyeuse initiative.

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Emblème des KdF

L’idée était d’imprimer une uniformisation décervelée à tout le peuple allemand : ils conduiraient tous la même voiture, travailleraient tous en uniforme dans des usines et bureaux semblables, et prendraient leurs vacances dans un environnement sécurisé, sur mer, à l’étranger ou au pays, mais toujours sous l’oeil vigilant de « Big Brürhrer ».

D’abord la voiture. Hitler invita personnellement l’indiscutablement brillant Ferdinand Porsche (1875-1951) à lui présenter un modèle de voiture bon marché, fiable et utilitaire, qui coûterait moins de 1 000 Reichmarks. Elle serait complètement uniforme, sans aucun modèle dérivé. L’idée en fut inspirée par le Modèle T et ses restrictions de production, imposées par Henry Ford.

Porsche était incontestablement brillant. En dépit des éco-proclamations actuelles de mise sur le marché d’« innovantes » voitures hybrides, Porsche créait sa première voiture hybride, la Mixte(1), en 1901. Alors, pourquoi donc eut-il besoin de piquer ses idées à un concepteur tchécoslovaque appelé Hans Ledwinka(2) (1878-1967) ?

Adolf Hitler et Hans Ledwinka

Hitler aimait le design de sa KdF Wagen, comme on l’appela à sa sortie en 1934.

Ledwinka ne pouvait manquer de constater l’étonnante similitude entre sa voiture et la KdF Wagen. Il porta l’affaire en justice, mais elle était encore à l’examen quand Hitler envahit la Tchécoslovaquie en 1938. Pour aider son protégé, Hitler fit sauter l’usine Tatra. Porsche était à ce moment très occupé par la conception du char Tigre, et Hitler ne voulait pas qu’il soit troublé par de mesquines préoccupations judiciaires.

Après la guerre, Volkswagen paya trois millions de marks, à titre de compensation, à Tatra.

Mais évidemment, rien de tout cela n’importait à ce moment. Hitler avait sa voiture. Phase 1 terminée.  Celui qui avait la haute main sur le programme KdF était un sinistre individu nommé Robert Ley. Il n’était pas seulement arrogant, incompétent et complètement bourré la moitié du temps, il était également sujet à des sautes d’humeur et à des explosions de violence consécutives à des dommages cérébraux, résultats de blessures reçues en France en juillet 1917.

Robert Ley

Pareil profil aurait amené n’importe quel employeur potentiel à se poser des questions, mais il était parfaitement à sa place dans le parti nazi.

C’est Ley qui porta sur les fonts baptismaux la partie du programme des vacances KdF d’Hitler, en achetant ou en faisant construire des immeubles réservés aux nazis bon teint dans des pays amis comme l’Italie, l’Espagne et certains pays nordiques. Tout le personnel, de la cave au grenier, était sous la coupe des sbires de la Gestapo pour surveiller les commentaires peu amènes de vacanciers qui auraient abusé de la bouteille.

Ley mit également en chantier la première ligne de bateaux de croisière. Bien évidemment, les passagers utilisaient depuis longtemps les bateaux pour se rendre d’un point A à un point B. Mais jamais personne n’avait pensé à utiliser des paquebots comme points de rendez-vous où chacun revenait à son point de départ après un séjour sur terre.

Le bateau de la KdF Robert Ley, en mars 1939

Ce fut un succès retentissant, qui fut copié après la guerre par de nombreuses compagnies maritimes. Entre 1936 et 1938, la ligne KdF transporta plus de cinq millions d’Allemands, et parmi eux la jeune Eva Braun (1912-1945) dont les films de la croisière sont toujours dans les archives.

Les navires amiraux de la KdF étaient le Wilhelm Gustav et le Robert Ley. Le premier fut baptisé en l’honneur du chef du parti nazi suisse, assassiné par David Frankfurter (1902-1982). Celui-ci fit la démonstration que les hommes politiques radicaux avaient intérêt à avoir des numéros privés.

Le bateau de la KdF Wilhelm Gustloff, le 23 septembre 193

Il consulta simplement l’annuaire pour avoir l’adresse de Wilhelm Gustav, puis il se rendit chez lui et lui tira cinq balles dans la tête.

La principale préoccupation des responsables de la ligne KdF était de s’assurer qu’ils disposaient d’auditeurs forcés pendant la croisière. Les bâtiments étaient équipés de hautparleurs de la poupe à la proue, et il n’y avait aucun endroit où l’on puisse échapper à une interminable diffusion de musique wagnérienne, entrecoupée de discours de Hitler et autres morceaux choisis de propagande.

Même les dos des menus et brochures portaient des messages politiques, telles les nouvelles dispositions des lois raciales de Nuremberg, rappelant aux passagers d’éviter les rapports sexuels avec des éléments des races inférieures qu’ils pouvaient être amenés à rencontrer pendant leur croisière.

Ayant estimé que leurs cliniques flottantes étaient un succès, Hitler et Ley s’attaquèrent à un projet plus ambitieux, Prora.

Sur l’île de Rugen, la plus grande de la Baltique, un site fut choisi pour construire des immeubles sur une grande échelle. Conçu en 1934, il s’agissait d’un complexe de 100 blocs d’appartements à six étages, chaque immeuble étant relié aux autres par des corridors. L’ensemble pouvait accueillir 20 000 personnes à la fois. Les constructions commencèrent en 1936.

Prora

Sous la supervision d’Albert Speer, l’architecte Clemens Klotz dessina des plans qui furent distingués par des récompenses, reçues lors de l’Exposition de Paris en 1937. Cependant, s’étendant sur cinq kilomètres de côtes, ce camp de concentration pour touristes n’était pas destiné à permettre à ses occupants de glander. S’inspirant des plans des cabines des bateaux de croisière, les chambres mesuraient deux mètres sur quatre et étaient pourvues de deux lits individuels.

Clemens Klotz

Hitler ne voulait pas que ses cobayes traînent dans leurs chambres, mais restent dehors pour y subir un lavage de cerveau en règle. Car non seulement tous les bâtiments en étaient largement pourvus, mais l’extérieur était également truffé de haut-parleurs qui gardaient les vacanciers informés des prochains événements soigneusement planifiés de la liste des « réjouissances ».

Reconstitution d'une chambre

On avait même prévu un immense auditorium, capable de recevoir l’ensemble des 20 000 vacanciers, où ils seraient bombardés de passionnantes conférences sur la grandeur du Führer et de discours de propagande. Heureusement pour les Allemands, le début du conflit mit fin à la construction du projet, alors qu’il était presque achevé. Les immeubles sur la Baltique demeurèrent inoccupés, offrant la même vue cauchemardesque que l’interminable suite de blocs d’appartements sans âme que les Soviets construisirent pendant la Guerre Froide.

Prora en 1937

Trahi par d’autres nazis déjà emprisonnés par les Alliés, Ley fut déféré au procès de Nuremberg, mais se pendit dans sa cellule avant que l’exécuteur américain des hautes œuvres, le sergent-chef Woods, ait pu s’occuper de lui.

Vue arérienne du camp de vacances de Prora

Son bateau éponyme fut réduit à néant lors du bombardement allié sur Hambourg le 9 mars 1945. Le Wilhelm Gustav entra dans l’histoire maritime comme étant le navire où le plus grand nombre de personnes périrent lors d’un naufrage.

Parti de Gotenhaven pour rallier Settin, il fut torpillé dans la Baltique par le sous-marin russe S 13, placé sous le commandement d’Alexandre Marinesko, qui venait de reprendre la mer après une semaine de beuveries passées entre les bras d’une serveuse suédoise. Bien qu’il portât clairement les marques d’un navire-hôpital, Marinesko envoya le Wilhelm Gustav par le fond, avec ses 10 000 passagers, femmes, enfants et civils.

Volkswagen, comme le restant de l’Allemagne de l’après-guerre, était sur les genoux, et fut offert à l’industrie automobile anglaise à titre de compensation. Les représentants de Rootes et de Morris rejetèrent dédaigneusement l’offre, affirmant que « ce véhicule ne rencontre aucune des plus fondamentales exigences techniques réclamées à une voiture automobile... elle n’est pas attrayante pour un acheteur potentiel ... construire pareil véhicule serait une aberration économique ».

Ils en rajoutèrent une couche en déclarant qu’il n’y avait aucun futur pour une voiture propulsée par des cylindres à plat et opposés, et refroidie par air. Ces affirmations péremptoires les plaçant sur un pied d’égalité avec le patron de Decca, qui envoya les Beatles se promener, déclarant que le temps des groupes de guitaristes était révolu !

1. Cette voiture hybride était propulsée par quatre moteurs électriques de 2,5 CV, installés dans les moyeux des roues. Ils étaient alimentés par des batteries et un générateur à essence qui les rechargeait. La conception de ce véhicule d’avant-garde inspira la NASA pour la construction de la voiture lunaire Luna Rover.

2. La Tatra de Ledwinka avait également un moteur de quatre cylindres à plat opposés, refroidi par air. Ferdinand Porsche, pressé par le temps, admit ultérieurement avoir regardé par-dessus l’épaule du concepteur tchèque quand celui-ci créa sa voiture.

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