Le cauchemar des « Gueules Cassées, ces « broyés » de la Première Guerre

 

Yves-Émile Picot naît à Brest le 17 mars 1862. Dès 1881, il est engagé volontaire puis entre à Saint-Cyr. Brillant élément, il est ensuite à la têtede garnisons dans plusieurs villes de France. C’est à Libourne, où il est chef de bataillon au 57e régiment d’infanterie, que la guerre le surprend. Breton jusqu’au bout des os, il conduit ses mille Cadets de Gascogne au combat, faisant toujours preuve de courage, mais aussi de bonne humeur.

 

Il se retrouve souvent aux avant-postes si bien que les ordres de repli ne lui arrivent qu’avec beaucoup de retard. Résultat : à Nouvion-en-Thiérache, il se retrouve dépassé par les Allemands et doit se frayer un chemin à la baïonnette pour rejoindre les avant-gardes basées à ce moment à Guise. Avec elles, il enraie la progression de l’ennemi. Ayant retrouvé son régiment, il participe à la bataille de la Marne et, le 13 septembre 1914, prend Corbény, ce qui lui vaut d’être cité à l’ordre du 18e Corps d’Armée :

« Le Commandant Picot, du 57e régiment d’Infanterie, a conduit son bataillon à l’attaque du village de Corbény, le 13 septembre 1914, avec une décision et un sens tactique remarquable. A réussi, grâce à ses habiles dispositions et à la vigueur de son attaque, à enlever le village presque sans pertes. »

 

 

Nommé lieutenant-colonel grâce à ce fait d’armes, il prend la tête, le 24 septembre, du 249e régiment d’infanterie. On le retrouve au Chemin des Dames, à Beaurieux et à Verdun. Il se distingue à Douaumont où il est promu, en mai 1916, Officier de la Légion d’honneur, pour fait d’armes :

« Chef de Corps de la plus grande valeur et du plus haut mérite. Au front depuis le début de la campagne, chargé de tenir avec son régiment, pendant la période du 8 au 17 mai, un secteur particulièrement bombardé, a fait preuve des plus belles qualités d’autorité, de sang-froid et d’énergie, notamment pendant l’attaque ennemie du 12 mai, qui échoua complètement sur le front de son unité. »

 

Puis c’est l’Argonne et, finalement, la Somme. Il est gravement blessé à la face à Belloy-en-Santerre. Le 15 janvier, il est évacué au Val-de-Grâce. Il est cité à l’ordre de la 10e Armée le 20 janvier 1917 :

« Chef de Corps plein de bravoure, de vigueur et d’entrain, se dépensant sans compter. A été grièvement blessé par un éclat d’obus au visage, lui arrachant un œil, au cours d’une des nombreuses reconnaissances qu’il avait dû faire, pour étudier et arrêter les détails de l’organisation de son secteur, dont il venait de prendre le commandement. »

 

Il accède au grade de colonel, puis de Commandeur et est ensuite élevé à la dignité de Grand Officier de la Légion d’honneur en 1933. De 1919 à 1932, il est député de Gironde. À la Chambre, il est président du Groupe des députés anciens combattants, membre de la Commission des Pensions, vice-président de la Commission de l’Armée et de la Marine. Enfin, il est sous-secrétaire d’État au ministère de la Guerre en 1926 dans le Cabinet Briand. À ce titre, il est appelé à participer à de nombreuses manifestations officielles. Par exemple, en 1931, il est chargé de mission par le service de la propagande aux États-Unis où il remet une distinction honorifique à Madame Strong, grande bienfaitrice des Gueules Cassées.

 

Au sein du Comité d’action de la Société des nations, il participe activement à la propagande en faveur de la paix. Il est aussi depuis longtemps le vice-président de l’Office national des Mutilés et Réformés. En 1932, il quitte la vie politique et se consacre entièrement à ses compagnons de guerre, pour lesquels il a fondé dès 1921, avec Bienaimé Jourdain, Albert Jugon et une quarantaine de camarades, l’Union des Blessés de la Face. Il fait preuve envers ses « Gueules Cassées » d’un dévouement sans limites. Il décède le 19 avril 1938 au Domaine du Coudon à La Valette-du-Var. Il repose au cimetière de Moussy-le –Vieux, en Seine-et-Marne au milieu de ses camarades « Gueules Cassées ».

Les « Gueules Cassées »[footnote]Extrait du livre : « Le colonel Picot et les « Gueules Cassées », Noëlle Roubaud et l’abbé Raymond-Noël Bréhamet, aumônier des « Gueules Cassées ».[/footnote]

…C’est ici que se place un fait, qui va conférer un nom immortel aux héros « baveux ». Une fête patriotique était donnée à la Sorbonne. Le colonel Picot, la tête encore emmaillotée, désirait s’y rendre. Du Val-de-Grâce au boulevard Saint-Michel, il n’y avait qu’un pas et Picot, tout joyeux de cette cérémonie, se présenta au guichet. Là, un garde l’arrêta :

– Avez-vous, monsieur, une invitation ?
– Non, mais je suis mutilé de guerre, colonel en service, et actuellement au Val-de-Grâce.
– Impossible, monsieur, de vous laisser passer si vous n’avez pas une convocation.
– Mais, enfin… tout de même !
– Je vous demande pardon, monsieur.

 

À ce moment, Picot fut légèrement bousculé par un homme qui, sortant rapidement une vague carte de sa poche, dit entre ses dents : « Député ! » et passa, salué respectueusement par le garde. Picot n’insiste pas, serre les poings, va sur la place de la Sorbonne, en fait le tour deux ou trois fois et s’aperçoit brusquement du départ du garde. Aussitôt, il bondit, passe le tourniquet, sort une vague carte de sa poche, comme le député, et comme lui grommelle : « gueule cassée ». On s’efface, et Picot entre fièrement dans la place. C’est ce nom qui désignera désormais les blessés de la face…

 

Pourquoi l’histoire des « Gueules Cassées » ne commence-t-elle réellement qu’avec la « Grande Guerre » ?[footnote]Paru dans L’Illustration.[/footnote]

 

Pour deux raisons essentielles. Par rapport aux guerres du siècle précédent, le nombre de blessés et la nature des blessures ont radicalement changé. Il faut rappeler le nombre incroyable et jamais vu jusqu’alors des pertes de cette guerre. 1 400 000 morts français, 2 040 000 morts allemands, 850 000 morts anglais, 114 000 morts américains, 1 700 000 morts de l’empire russe et 1 500 000 morts autrichiens hongrois.

 

En Europe, au lendemain de la guerre, on compte environ 6,5 millions d’invalides, dont près de 300 000 mutilés à 100 % : aveugles, amputés d’une ou des deux jambes, des bras, et blessés de la face et/ou du crâne. L’emploi massif des tirs d’artillerie, les bombes, les grenades, le phénomène des tranchées où la tête se trouve souvent la partie du corps la plus exposée ont multiplié le nombre des blessés de la face et la gravité des blessures.

 

Les progrès de l’asepsie et les balbutiements de la chirurgie réparatrice permettent de maintenir en vie des blessés qui n’avaient aucune chance de survivre lors des conflits du 19e siècle. Quelle vie après la survie ?

 

Ces broyés de la guerre gardent la vie, mais c’est pour vivre un nouveau cauchemar. Les regards, y compris parfois, ceux de leur famille, se détournent sur le passage de ces hommes jeunes, atrocement défigurés. Ils ont honte de se montrer, ils ne savent où aller. Ils sont sans travail et rien n’a été prévu pour eux. Ni foyer entre deux opérations, la reconstruction du visage pouvant nécessiter plusieurs années, ni pension, car à cette époque la blessure au visage n’est pas considérée comme une infirmité et n’entraîne donc aucun droit à une pension d’invalidité.

C’est dans cet abîme de détresse que quelques-uns d’entre eux, refusant le désespoir et la pitié, s’élevèrent au-dessus de leur condition de mutilé pour proclamer leur humanité. Le 21 juin 1921, à l’initiative de deux « grands mutilés », Bienaimé Jourdain et Albert Jugon, une quarantaine de soldats blessés au visage créent l’Union des Blessés de la Face, qu’ils surnomment les « Gueules Cassées ».

 

Ils en confient la présidence au colonel Yves Picot. Leur devise « Sourire quand même », leur arme, la Solidarité. Une solidarité sans faille qui a permis d’assurer à leurs camarades, sans jamais demander la moindre aide à l’État, une vie digne des sacrifices qu’ils avaient consentis au nom de la France.

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