Martyrs de Vingré : lettres d’adieu de deux de ces innocents fusillés pour l’exemple

Le drame a lieu à Vingré (Aisne), le 27 novembre 1914 vers 17 heures. Alors qu’ils prenaient leur repas dans une tranchée en première ligne après un violent bombardement de deux heures, les Français furent surpris par une attaque allemande. Dans la confusion de la mêlée, vingt-quatre soldats français parvinrent à fausser compagnie à l’ennemi. Au-delà d’une méprise terrible, ces soldats furent plus tard accusés de désertion et d’abandon de poste devant l’ennemi. À titre « d’exemple », six d’entre eux devaient être injustement fusillés : les soldats Floch, Durantet, Blanchard, Gay, Pettelet et Quinault. C’était les « Martyrs de Vingré ». Voici les dernières lettres écrites par deux d’entre eux, Jean Blanchard et Henri Floch, accompagnées de celle d’un autre fusillé de décembre 1914, Léonard Leymarie.

 

Lettre de Jean Blanchard

 

 

Jugé avec vingt-trois autres soldats pour avoir reculé devant l’ennemi, Jean Blanchard a été fusillé à Vingré le 4 décembre 1914. Il avait trente-quatre ans. Il a écrit cette lettre à son épouse Michelle la veille de son exécution. Il a été réhabilité le 29 janvier 1921.

 

3 décembre 1914, 11 h 30 du soir

 

Ma chère Bien-aimée, c’est dans une grande détresse que je me mets à t’écrire et si Dieu et la Sainte Vierge ne me viennent en aide c’est pour la dernière fois, je suis dans une telle détresse et une telle douleur que je ne sais trouver tout ce que je voudrais pouvoir te dire et je vois d’ici quand tu vas lire ces lignes tout ce que tu vas souffrir ma pauvre amie qui m’es si chère, pardonne-moi tout ce que tu vas souffrir par moi. Je serais dans le désespoir complet si je n’avais la foi et la religion pour me soutenir dans ce moment si terrible pour moi. Car je suis dans la position la plus terrible qui puisse exister pour moi car je n’ai plus longtemps à vivre à moins que Dieu par un miracle de sa bonté ne me vienne en aide. Je vais tâcher en quelques mots de te dire ma situation, mais je ne sais si je pourrai, je ne m’en sens guère le courage. Le 27 novembre, à la nuit, étant dans une tranchée face à l’ennemi, les Allemands nous ont surpris, et ont jeté la panique parmi nous, dans notre tranchée, nous nous sommes retirés dans une tranchée arrière, et nous sommes retournés reprendre nos places presque aussitôt, résultat : une dizaine de prisonniers à la compagnie dont un à mon escouade, pour cette faute nous avons passé aujourd’hui soir l’escouade (vingt-quatre hommes) au conseil de guerre et hélas ! nous sommes six pour payer pour tous, je ne puis t’en expliquer davantage ma chère amie, je souffre trop, l’ami Darlet pourra mieux t’expliquer, j’ai la conscience tranquille et me soumets entièrement à la volonté de Dieu qui le veut ainsi ; c’est ce qui me donne la force de pouvoir t’écrire ces mots, ma chère bien-aimée, qui m’as rendu si heureux le temps que j’ai passé près de toi, et dont j’avais tant d’espoir de retrouver. Le 1er décembre au matin on nous a fait déposer sur ce qui s’était passé, et quand j’ai vu l’accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait se douter, j’ai pleuré une partie de la journée et n’ai pas eu la force de t’écrire, le lendemain je n’ai pu te faire qu’une carte ; ce Notre-Dame de Fourvière à qui j’avais promis que nous irions tous les deux en pèlerinage, que nous ferions la communion dans notre église et que nous donnerions cinq francs pour l’achèvement de sa basilique, Notre-Dame de Lourdes que j’avais promis d’aller prier avec toi au prochain pèlerinage dans son église pour demander à Dieu la grâce de persévérer dans la vie de bon chrétien que je me proposais que nous menions tous les deux ensemble si je retournais près de toi, ne nous abandonneront pas et si elles ne m’exaucent pas en cette vie, j’espère qu’elles m’exauceront en l’autre. Pardonne-moi tout ce que tu vas souffrir par moi, ma bien-aimée, toi que j’ai de plus cher sur la terre, toi que j’aurais voulu rendre si heureuse en vivant chrétiennement ensemble si j’étais retourné près de toi, sois bien courageuse, pratique bien la religion, va souvent à la communion, c’est là que tu trouveras le plus de consolation et le plus de force pour supporter cette cruelle épreuve. Oh ! Si je n’avais cette foi en Dieu en quel désespoir je serais ! Lui seul me donne la force de pouvoir écrire ces pages. Oh ! Bénis soient mes parents qui m’ont appris à la connaître ! Mes pauvres parents, ma pauvre mère, mon pauvre père, que vont-ils devenir quand ils vont apprendre ce que je suis devenu ? Ô ma bienaimée, ma chère Michelle, prends-en bien soin de mes pauvres parents tant qu’ils seront de ce monde, sois leur consolation et leur soutien dans leur douleur, je te les laisse à tes bons soins, dis-leur bien que je n’ai pas mérité cette punition si dure et que nous nous retrouverons tous en l’autre monde, assiste-les à leurs derniers moments et Dieu t’en récompensera, demande pardon pour moi à tes bons parents de la peine qu’ils vont éprouver par moi, dis-leur bien que je les aimais beaucoup et qu’ils ne m’oublient pas dans leurs prières, que j’étais heureux d’être devenu leur fils et de pouvoir les soutenir et en avoir soin sur leurs vieux jours, mais puisque Dieu en a jugé autrement, que sa volonté soit faite et non la mienne. Au revoir là-haut, ma chère épouse.

 

Jean

 

Lettre d’Henri Floch

 

 

Le caporal Henri Floch était greffier de la justice de paix à Breteuil.

 

Ma bien chère Lucie,

 

Quand cette lettre te parviendra, je serai mort fusillé. Voici pourquoi :

Le 27 novembre, vers 5 heures du soir, après un violent bombardement de deux heures, dans une tranchée de première ligne, et alors que nous finissions la soupe, des Allemands se sont amenés dans la tranchée, m’ont fait prisonnier avec deux autres camarades. J’ai profité d’un moment de bousculade pour m’échapper des mains des Allemands. J’ai suivi mes camarades, et ensuite, j’ai été accusé d’abandon de poste en présence de l’ennemi.

Nous sommes passés vingt-quatre hier soir au Conseil de Guerre. Six ont été condamnés à mort dont moi. Je ne suis pas plus coupable que les autres, mais il faut un exemple. Mon portefeuille te parviendra et ce qu’il y a dedans.

Je te fais mes derniers adieux à la hâte, les larmes aux yeux, l’âme en peine. Je te demande à genoux humblement pardon pour toute la peine que je vais te causer et l’embarras dans lequel je vais te mettre…

Ma petite Lucie, encore une fois, pardon.

Je vais me confesser à l’instant, et j’espère te revoir dans un monde meilleur.

Je meurs innocent du crime d’abandon de poste qui m’est reproché. Si au lieu de m’échapper des Allemands, j’étais resté prisonnier, j’aurais encore la vie sauve. C’est la fatalité !

 

Ma dernière pensée, à toi, jusqu’au bout.

 

Henri Floch

 

Lettre de Léonard Leymarie

 

 

Léonard Leymarie était simple soldat. Il ne fait pas partie des fusillés de Vingré, puisqu’il fut exécuté une semaine plus tard, le 12 décembre, à Fontenoy. L’orthographe d’origine a été conservée.

 

Je soussigné, Leymarie, Léonard, soldat de 2e classe, né à Seillac (Corrèze),

Le Conseil de Guerre me condamne à la peine de mort pour mutilation volontaire et je déclare formelmen que je sui innocan. Je suis blessé ou par la mitraille ennemie ou par mon fusi, comme l’exige le major, mai accidentelmen, mais non volontrairemen, et je jure que je suis innocan, et je répète que je suis innocan. Je prouverai que j’ai fait mon devoir et que j’aie servi avec amour et fidelitée, et je je n’ai jamais féblie à mon devoir.

Et je jure devandieux que je sui innocan.

LEYMARIE Léonard

 

Arrêt de la Cour de cassation du 29 janvier 1921 a été publié au Journal Officiel du 18 février 1921.

 

« Attendu que le sous-lieutenant Paulaud… peut être considéré comme ayant été un des principaux témoins de l’accusation qu’au moment de la panique le chef de section, sous-lieutenant Paulaud, sorti de son abri voisin, leur avait donné l’ordre de se replier sur la tranchée de résistance ; que cet officier était parti lui-même précipitamment et l’un des premiers dans cette direction.

Attendu que le lieutenant Paupier, qui commandait la compagnie et se trouvait dans la tranchée de résistance a déclaré qu’en effet le sous-lieutenant Paulaud était arrivé l’un des premiers au moment de la panique de cette tranchée...

Attendu qu’il importe de constater que le sous-lieutenant Paulaud lui-même a exprimé sa conviction de l’innocence des condamnés, quelques instants après leur exécution, et qu’il a affirmé à nouveau 100 cette conviction à diverses reprises dans ces dernières dépositions.

Pour ces motifs :

Casse et annule le jugement du Conseil de Guerre spécial de la 53e division d’infanterie, en date du 3 décembre 1914, qui a confirmé le caporal Floch, les soldats Gay, Pettelet, Quinault, Blanchard et Durantet à la peine de mort.

Décharge leur mémoire de cette condamnation. »

 

 

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