Témoignages de poilus
Fléau des rats, des poux et de la vermine. –
«Un soir, Jacques, a vu s’enfuir des rats de dessous les capotes déteintes de corps gisants, des rats énormes, gras de chair humaine. Lui-même, le cœur battant, rampait vers un mort dont le casque avait roulé à terre. La tête n’était plus qu’un crâne grimaçant, aux orbites vides. Un dentier avait glissé sur la chemise décomposée et soudain, de la bouche béante, une bête immonde surgit.
En deuxième ligne ou au repos, on tâchait d’épouiller son linge. Mais le reste du temps, on se grattait sans arrêt, parfois jusqu’au sang. Quand on apercevait un pou, on le tuait d’une chiquenaude. Deux ongles écrasant un pou... Fameux ! Alors ils raflent les plus beaux, les plus rosses... Ils les foutent dans une boîte d’allumettes et les expédie franco de port aux embusqués de chez eux. »
«Pour les tranchées, le comble non dépassé de l’horreur, ce fut partout la vermine, écrit un autre poilu. Musique étrange entendue toute une nuit, au-dessus d’un abri nouveau, musique identifiée seulement avec le jour : sur nos épaules tombaient en pluie des asticots qui, toute la nuit, avaient fait sur nos têtes, en rongeant un ventre, ce long froissement de soie...»
La peur au ventre. –
Roland Dorgelès témoigne de ces moments interminables où les soldats recroquevillés restaient blottis les uns contre les autres :
« Sous le bombardement infernal, on eut un instant d’hébétude. On restait affalé, les mains entre les genoux, la tête vide. Dans une boîte de singe (viande en conserve) que l’on se passait de main en main, on se soulageait. Puis, nerveusement, on se remit à parler vite, plus vite. [...] Mais le bélier terrible parut se rapprocher encore dans une rage de tonnerre, et les bavards se turent. [...] Un grand coup éclata, broiement de ferraille, et le vent souffla notre bougie. Avec l’ombre, l’angoisse nous étreignit. »
Lettre réconfortante pour la famille. –
On peut lire cette appréciation pour le moins surprenante dans une lettre rédigée le 6 octobre 1914 par Robert Boisfleury, officier catholique :
«Je vis une délicieuse vie au bruit du canon: la guerre est une belle chose! Je voudrais que vous fussiez des nôtres: quelle bonne partie de rire nous nous payerions! Nous nous livrons à la guerre de siège en rase campagne. Tout à l’heure, un gros morceau de fonte est tombé dans ma tranchée sans que j’interrompe ma lecture. Ici, on est heureux de vivre. Pourtant, le lieutenant B... va mourir : le capitaine B... lui succède : tant pis ! »
L’enfer de Douaumont
Lorsque les soldats coloniaux d’Afrique française entamèrent la reprise du fort de Douaumont, le 20 octobre 1916, les gaz de leur artillerie étaient si insoutenables et les dégâts infligés au fort si importants que les Allemands durent réorganiser leur défense. Leurs mitrailleurs et artilleurs titubaient et vomissaient partout, au point de devoir être remplacés toutes les cinq minutes. Certains se blessaient en tombant dans les trous d’obus tant la fumée était dense, d’autres en glissant sur des vomissures ou des excréments. Ils manquaient tellement d’oxygène, et par conséquent de force, que la moindre chute pouvait leur être fatale. C’est ainsi qu’un grand nombre d’entre eux mouraient, gisant sur le sol en proie à des convulsions, sanglotant de peur et de douleur. De la centaine d’Allemands du fort, il restait vingt survivants quand il se rendit, le 24 octobre.
Monstrueuse Grosse Bertha
C’est le surnom que les Allemands donnèrent, en l’honneur de Bertha Krupp, fille héritière d’Alfred Krupp, au colossal canon M 42 allemand de 420 mm sorti des usines de ce dernier, capable d’envoyer depuis une plate-forme métallique des obus de plus de 400 kilos à 100 kilomètres. L’importance de la charge obligeait à changer les tubes tous les 65 coups. Le mastodonte fut conçu dès 1908 pour percer les fortifications françaises de 3 mètres de béton armé et briser leurs tourelles en acier. Le monstre fut utilisé pour la première fois en août 1914 contre les forts de Liège et d’Anvers. Inutile de dire que l’adjectif grossen’était pas une allusion au physique de la brave dame, mais au poids de 750 tonnes de l’obusier. La pauvre dut être soulagée lorsqu’on rebaptisa la Dicke Bertha par Fleissige Bertha (Bertha l’assidue), mais, hélas pour elle, l’histoire n’a retenu que la première formule. En France, on a pris l’habitude de désigner par ce nom le canon utilisé pour bombarder Paris entre le 23 mars et le 9 août 1918, mais il s’agit en fait d’un modèle très différent.
Bilan et conséquences des pertes humaines
La Grande Guerre fit 9 millions de morts, dont environ un million et demi de Français. Le bilan est terrible, mais on sait peu que durant la seule année 1918, l’épidémie mondiale de grippe espagnole tua 20 millions de personnes, dont 550000 aux Etats-Unis et 200 000 en France. Il faut ajouter au drame de 14-18 le nombre inestimable de blessés et de grands mutilés de guerre. On a pu parler d’un « massacre des élites » car, aussi bien en France qu’en Allemagne, un cinquième des hommes
de 20 à 40 ans disparut ou fut inapte au travail. Parmi eux, un grand nombre de jeunes gens qui achevaient ou venaient de terminer leurs études supérieures. Cet état de fait maintint au pouvoir la vieille génération du XIXe siècle, peu apte à s’adapter à l’évolution du monde. Ceux qui eurent vingt ans en 1920 eurent l’impression d’un profond décalage qui les incitera à tout bouleverser. Dégageons toutefois un point positif : la nécessité d’employer des femmes pour suppléer à la carence des hommes, mobilisés ou décédés, fut une étape déterminante dans le lent mouvement d’émancipation féminine.