Voici le récit étonnant d’un bout de jambe qui se passe lors de la célèbre bataille de Waterloo. L’acteur principal est Henry William Paget, un officier britannique, 2e comte d’Uxbridge, 1er marquis d’Anglesey, plus généralement connu sous le nom de Lord Uxbridge. Il est commandant en chef de la cavalerie alliée le 18 juin 1815. Il a la réputation d’être un meneur d’hommes compétent et courageux, fait qu’il prouve à chaque fois sur les champs de bataille. Il est bien entendu sous les ordres du célèbre Arthur Wellesley, futur 1er comte, puis marquis et enfin, à jamais pour l’Histoire, duc de Wellington.
Nous sommes donc en présence de deux militaires de valeur. Le seul bémol est la frivolité d’Uxbridge. Celui-ci a déclenché un scandale dans la bonne société britannique en « faisant cocu » le frère de l’actuel commandant de l’armée anglaise. Comme entrée en matière pour aller chercher ses ordres chez son nouveau chef, il y a mieux ! On sait que la presse, déjà à sensation et avide de scandales, et la bonne société anglaise se réjouissent des échos qui leur parviendraient si un accrochage éclatait entre le futur vainqueur de Napoléon et celui qui avait détourné sa belle-sœur du droit chemin. Ils resteront cependant tous sur leur faim car rien ne se produit, Wellington se montrant juste un peu distant. Il aurait répondu, avec le rien d’insolence qui le caractérise, à un de ses subordonnés qui ose lui demander si la situation ne le met pas dans l’embarras : « Je n’ai rien oublié… Lord Uxbridge a la réputation de s’enfuir un peu avec n’importe qui… Je tâcherai de m’arranger pour qu’il ne le fasse pas avec moi… » Quoi qu’il en soit réellement, les deux hommes ne laissent jamais rien paraître et sont toujours courtois l’un envers l’autre. Et puis surtout Wellington sait, et c’est certainement le plus important à ses yeux, qu’il peut compter sur les qualités militaires d’Uxbridge. Ce dernier se montre d’ailleurs digne de confiance tout au long de la bataille. C’est lui qui conduit, avec succès, la fameuse charge de la cavalerie lourde contre le 1er corps français. Pour un militaire, me direz-vous, quoi de plus normal !
La suite est plus étonnante : alors qu’il chevauche aux côtés de Wellington, le jour déclinant, Uxbridge reçoit un éclat d’obus à la jambe juste au-dessus du genou. Certains rapportent alors leur discussion, empreinte du flegme britannique, peut-être même trop pour être plausible. Uxbridge se serait approché du duc pour lui dire : « Par Dieu, my Lord, je crois que j’ai perdu une jambe ». Wellington, avant de répondre, aurait jeté un coup d’œil et se serait contenté de dire : « Vraiment, vous l’avez perdue ? » Juste après cette phrase, Wellington aurait empoigné Uxbridge pour ne pas qu’il tombe de cheval… Pour certains érudits, cet épisode n’a pas pu se passer comme cela car Lord Uxbridge n’était pas auprès de Wellington au moment où il fut atteint, mais en train de donner ses ordres à la brigade du général Vandeleur. Le duc n’aurait été averti de la blessure de Lord Uxbridge que le soir. Cela n’empêche pas l’histoire d’être belle et de faire, depuis lors, partie de la légende de la bataille, au même titre que le fameux mot de Cambronne qui lui non plus n’exista certainement pas (Voir notre article sur le sujet) !
Mais l’histoire est loin d’être finie et ne fait, pour ainsi dire, que commencer. Lord Uxbridge est rapidement évacué du champ de bataille et amené à Waterloo dans une maison où il a établi son logement la veille au soir et qui est alors habitée par un certain Pâris. On surnomme cette maison, située un peu au nord de l’église, le « Château Tremblant ». Devant ce qui reste de la jambe, les chirurgiens arrivent tous à la même conclusion : il faut amputer ! Uxbrige leur répond : « Messieurs, je le pense aussi. Je m’en remets à vous et s’il faut couper cette jambe, autant que ce soit fait le plus vite possible ». L’issue de ce type d’intervention étant souvent négative, les conditions d’hygiène n’ayant rien à voir avec celles d’aujourd’hui, Uxbridge rédige quelques mots pour sa femme : « Très chère Cha, tu vas devoir être courageuse : j’ai une bien mauvaise nouvelle ; j’ai perdu ma jambe droite. La sauver relevait du miracle. Pour toi et pour nos chers enfants, j’ai fait ce qu’il y avait de mieux pour avoir la vie sauve. Dieu vous ait tous en sa protection ».
Le commandant de la cavalerie anglaise est aussi courageux sur la table où il a soupé la veille, qu’il ne fut impressionnant de flegme sur le champ de bataille. Il ne veut pas qu’on l’attache, ce qui se fait pourtant habituellement dans de pareilles circonstances, et aucun son ou cri ne sort de sa bouche durant l’opération. Il se permet juste de faire remarquer aux médecins que leurs instruments ne semblent pas suffisamment aiguisés. Sa jambe amputée, il aurait déclaré avec toujours un humour très britannique : « J’ai fait mon temps… Pendant quarante-sept ans, j’ai été un beau. Cela n’aurait pas été correct de continuer à encore faire de la concurrence aux jeunes ». À la marquise d’Assche, qui tient un hôpital dans son hôtel particulier de la rue Ducale à Bruxelles dans lequel on le transporte, Uxbridge ne peut s’empêcher de continuer à faire de l’humour en déclarant : « Voyez, marquise, je ne pourrai plus danser avec vous qu’avec une jambe de bois… ». Malgré la gravité de la blessure, Uxbridge se remet rapidement, rentre en Angleterre et reçoit le titre de 1er marquis d’Anglesey.
Pour beaucoup, l’histoire s’arrêterait ici mais c’est loin d’être le cas, car si le lord rentre, sa jambe, elle, n’est pas avec lui. Le contraire eût été étonnant, vous en conviendrez. C’est à partir de ce moment que l’histoire devient encore plus folle et savoureuse. Le propriétaire de la maison où a eu lieu l’opération recueille la jambe coupée et l’enterre « pieusement » dans son jardin, faisant même pousser quelques fleurs sur le monticule d’après les uns, un arbre d’après les autres. Selon certains historiens, il appose même une plaque où il est inscrit : « Ci-dessous est enterrée la jambe / de l’illustre, brave et vaillant comte d’Uxbridge, lieutenant général de S.M. britannique / commandant en chef de la cavalerie anglaise, belge et hollandaise / blessé le 18 juin 1815 / à la mémorable bataille de Waterloo ». Dans un journal du 31 décembre 1838, on peut lire qu’Uxbridge revient sur le lieu de son amputation et rend visite à la « tombe » de sa jambe. Il veut même, à ce que l’on dit, manger sur la table où il avait enduré une si grande souffrance… En 1838, la jambe est donc toujours bien dans le jardin du « Château Tremblant ». Par la suite, une tempête déracine le saule et met les ossements au jour. Les héritiers du propriétaire de la maison les rassemblent alors pour les exposer dans une sorte de châsse : « Les visiteurs peuvent, contre quelques pièces, admirer les bouts d’os reliés par un cordon fort sale à une botte ». L’emplacement où est enterrée la jambe est, lui, marqué d’une pierre.
Le fils de Lord Uxbridge est le général George Paget qui, en digne fils de son père, a, durant la guerre de Crimée, participé à la sanglante et légendaire charge de la brigade légère à Balaklava. En 1876, il vient donc en connaisseur sur le théâtre des exploits de son célèbre géniteur. Quelles ne sont pas sa surprise et son horreur devant l’exploitation que l’on fait des restes, disons plutôt d’une partie des restes, de celui qui l’avait engendré ! Il s’indigne bien entendu et décide de tout faire pour que ce scandale cesse. Il commence par écrire à l’ambassadeur de Belgique à Londres pour lui exprimer son indignation, puis à ses relais politiques au Royaume-Uni. Rapidement l’ambassade de Grande-Bretagne à Bruxelles reçoit des instructions de Londres pour demander que ce spectacle cesse et que les ossements soient restitués à la famille. L’affaire, à ce moment, manque de créer un incident diplomatique entre les deux pays, car, on en ignore la raison, le gouvernement belge refuse de restituer les ossements. Suite à des échanges de courriers diplomatiques et concertations, une note arrive peu de temps après de Londres, exigeant au moins l’arrêt de l’exhibition de ces glorieux restes. Pour finir, en 1880, un compromis est trouvé entre tous les partis : les restes de la jambe de Lord Uxbridge sont inhumés dans l’ancien cimetière de Waterloo. On ne dit cependant pas si cela donne lieu à une cérémonie particulière.
Contrairement à ce que dit la légende, ils ne sont pas ramenés en Angleterre pour y rejoindre la dépouille de Lord Uxbridge, décédé en 1854.