Les possédées de Morzine (1857), des fillettes atteintes de démonomanie

Un avare, un voleur et un bûcheron ou le trio infernal

Toute l’affaire commence en Savoie, qui faisait encore partie du Royaume sarde à l’époque avant son rattachement à la France. Le 14 mars 1857, à Morzine, une bourgade de 1500 habitants encore assez isolée du reste du monde, une fillette du nom de Péronne, au sortir de l’église, entend les cris d’une amie tombée dans le torrent, elle parvient in extremis à la sauver de la noyade. Un peu plus tard, alors qu’elle est en classe à l’école des sœurs de Saint-Vincent, la fillette courageuse tombe en léthargie pendant plusieurs heures. Au mois de mai, Péronne garde les chèvres avec sa sœur Marie quand elles tombent toutes deux dans un état cataleptique après avoir eu des convulsions. On les retrouve endormies, étroitement serrées.

Très vite, les deux enfants multiplient les « crises ». À l’accoutumée très dociles, Péronne et Marie deviennent violentes et débitent des obscénités à tout va. Elles finissent par avouer qu’une vieille femme des Gets, un village proche, les a touchées à l’épaule et que depuis lors, elles sont habitées de trois démons : l’Avare, le Voleur et le Bûcheron.

Des messes mouvementées

Bientôt, toutes les fillettes de l’école de Saint-Vincent sont tourmentées par des démons, si l’on en croit les crises qu’elles piquent à tout moment. Les sœurs n’ont d’autres recours que de se signer en permanence pendant les manifestations des démons, qui ont une furieuse tendance à se multiplier au sein de leur institution.

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Le 15 août, lors de la fête de l’Assomption, l’épidémie prend de l’ampleur et se répand parmi les jeunes femmes. La grand-messe est le théâtre d’un formidable raffut de démons par possédées interposées. L’unique médecin du coin, le docteur Buet, ne sait plus où donner de la tête devant cette foule de convulsionnaires. Il en appelle aux autorités sardes qui délèguent sur place des carabiniers et le docteur Tavernier de Thonon. Le praticien détecte une démomanie et conseille d’isoler les filles et les femmes atteintes de cette aliénation. Il rencontre aussitôt la vive opposition de la population qui ne veut pas en démordre : ces jeunes filles et ses femmes sont possédées et d’ailleurs une vieille femme, Julienne Pérot, prophétesse à ses heures, a déclaré que tout le village « y passerait ».

Le curé du village, malgré les interdictions de l’évêque d’Annecy, Mgr Rendu, multiplie les exorcismes. Bientôt, Morzine compte une bonne cinquantaine de possédés.

Impériale raison

En 1860, la Savoie devient française. Ce changement de nationalité n’affecte pas les démons qui se manifestent de plus belle. Les ministres de Napoléon III décident de prendre fermement l’affaire en mains. Le docteur Arthaud, de Lyon, délégué à Morzine, n’est pas long à s’apercevoir que le spectacle des malades pousse toute la population à entrer en crise. La décision préfectorale tombe : toute personne qui tomberait « malade » sera arrêtée à partir de septembre 1860. Le curé Pinget, délaissant sa panoplie d’exorciste, déclare en chaire de vérité : « Mes frères, je me suis trompé, la maladie qui nous frappe ne vient pas du diable, c’est une maladie naturelle ». Ce prêche a le don de déchaîner les paroissiens qui se ruent vers l’abbé et l’auraient mis littéralement en pièces s’il n’avait été secouru par ses vicaires et quelques notables de bon sens. Les malades sont alors obligés par les autorités de rester confinés chez eux et la contagion cesse. Entre-temps, Morzine a tenu la vedette tant dans les revues médicales que dans les journaux à sensation. Le cas des « possédés de Morzine » a interpellé des sommités de la Faculté de médecine et a attiré les magnétiseurs et spirites de tous poils.

Le curé maudit

Malgré les efforts des autorités, il est bien difficile de faire entendre raison à un groupe de villageois irréductibles. Ils sont maintenant convaincus que tout le mal vient d’un vieux curé qui avait jadis desservi leur paroisse et qui s’est retiré près de Genève. Nuitamment, un groupe d’enragés se met en route pour aller demander des comptes à cet abbé Corlin. Ils arrêtent près d’une chapelle en ruines jadis bâtie par le curé honni et trouvent là son chien noir. Les enragés tuent sauvagement le pauvre animal, lui arrachent le foie qu’ils lardent de coups de sabre, avant de l’enterrer dans les ruines de la chapelle. Ensuite, ils revinrent à Morzine pour se vanter de leur « exploit », ce qui déclencha la répression par les autorités. Troupes, gendarmes et médecins s’installèrent à Morzine, le temps de remplacer le curé et le maire et de disperser tous les malades dans divers hôpitaux éloignés du bourg. Des dispositions furent également prises afin d’aider les familles affectées par les évènements.

Rechutes

En 1863, l’affaire semblait réglée. Or, le 4 mai 1864, l’évêque d’Annecy se rend à Morzine pour la messe de confirmation des premiers communiants. Sa présence suscite une nouvelle vague  d’hystérie. « La consternation et la peur n’ont jamais été si grandes à Morzine. C’est la population entière qui est malade. Les femmes ont des crises, mais tout le monde est frappé, les esprits ébranlés ne peuvent être rassurés par le fait d’un seul travail d’une année. C’est l’éducation morale de la commune qu’il faut refaire, en même temps que l’on devra appliquer des mesures rigoureuses », écrit-il. Des mesures furent prises et Morzine redevint une bourgade normale, si l’on excepte une légère recrudescence d’agitation en 1870 et une seconde en 1873. La cause de cette démence doit être recherchée dans l’isolement géographique du bourg à l’époque, la consanguinité et dans un faible niveau d’éducation propice à la superstition et à l’hystérie contagieuse.

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