La fureur lobotomiste : Histoire de la lobotomie et de la leucotomie

Auteur : Jean Baudet

En somme, l’histoire de la science, c’est l’histoire de l’intelligence, et l’histoire de l’intelligence humaine, c’est l’histoire du cerveau des hommes. Si donc on veut comprendre, mais vraiment ce qui s’appelle comprendre, comment il est possible de comprendre, c’est-à-dire aller vraiment au fond des choses, au cœur de la compréhension (du savoir, de la raison, du logos), il faut étudier le cerveau.

J’aurais pu, depuis les premières réflexions des médecins avant Hippocrate sur le siège de la raison jusqu’aux recherches les plus actuelles et les plus sophistiquées en neurobiologie et en cognitique, retracer l’histoire de l’anatomie, de la physiologie et de la pathologie du cerveau humain, et cela nous aurait donné, soyons-en sûrs, une abondante moisson d’erreurs scientifiques. La toute première erreur étant pré-scientifique, puisque de nombreux peuples de l’Antiquité, avant la naissance de la science, situaient l’intelligence non dans le cerveau, mais dans le cœur ou dans le foie.

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Je me bornerai, avant d’en venir à la lobotomie qui fait l’objet du présent chapitre, à signaler l’erreur de Gall, qui n’est d’ailleurs qu’une erreur très relative, car il y avait des idées intéressantes dans l’œuvre de cet auteur. Mais il a commis l’erreur qu’ont commise de très nombreux chercheurs : tirer des conclusions hâtives. Vouloir établir une théorie générale à partir de quelques observations trop rapides.

Cela commence en 1796. Le médecin allemand François Joseph Gall s’intéresse particulièrement à l’anatomie et, plus spécialement, à l’anatomie du cerveau. Il découvre (enfin, il croit découvrir) qu’aux diverses dispositions intellectuelles de l’homme correspondent des bosses du cerveau bien localisées. Bien plus tard, on se rendra compte que l’observation n’est pas tout à fait fausse. Il y a bien des localisations cérébrales correspondant aux diverses facultés mentales. Mais ce ne sont pas de simples bosses, et les connaissances de la fin du XVIIIe siècle étaient tout à fait insuffisantes pour déterminer ces localisations avec précision. Les bosses ne sont pas tout à fait vraies ! C’est dire qu’elles ne sont pas tout à fait fausses. Il y avait notamment une aire cérébrale, bien identifiée par F.J. Gall, pour le besoin d’être bon, une autre correspondait à l’amour du lucre, une autre encore était celle de la perception de l’harmonie et il y en avait une pour le besoin d’admirer. La populaire (mais peu répandue) bosse des maths est une rémanence dans le vocabulaire français contemporain de la vieille doctrine du médecin allemand.

Gall s’installe en France, poursuit ses travaux et publie. En 1810, avec son collègue Johann Spurzheim, il publie le premier volume d’une Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, à Paris. Le deuxième volume paraîtra en 1812. Également en 1810 et aussi avec Johann Spurzheim, il publie encore Observations sur la phrénologie, ou la connaissance de l’homme moral et intellectuel fondée sur les fonctions du système nerveux. Il est l’inventeur de ce néologisme phrénologie. Un terme tout à fait prématuré, car les connaissances anatomiques et physiologiques de l’époque sont loin de permettre d’étudier la corrélation entre faits psychiques et réalités anatomiques. Il n’empêche. Gall n’en démord pas. En 1811, toujours avec Spurzheim, il publie encore Des dispositions innées de l’âme et de l’esprit : du matérialisme, du fatalisme et de la liberté morale.

Jusqu’à la fin de ses jours, Gall restera convaincu qu’il a fait de grandes découvertes. Il n’a fait que disserter sur une idée certes intéressante, mais qu’il ne pouvait étayer par presque aucun fait. Les bosses des aptitudes intellectuelles sont à ranger avec les quatre humeurs d’Hippocrate ou les trois principes de Paracelse ou les calculs astronomiques de Bode.

Spurzheim se sépare de Gall en 1812 et entreprend de voyager en Angleterre, puis aux États-Unis où il mourra. Il propagera l’idée de phrénologie dans les pays de langue anglaise, publiant notamment, en 1825, A view of the philosophical principles of phrenology et Phrenology or the doctrine of the mind, and the relations between its manifestations and the body.

Bien. Voici donc une première erreur, d’un type en quelque sorte classique : la théorisation prématurée des premiers phrénologues.

En suivant l’histoire des études sur le cerveau, nous arrivons en 1839. François Leuret et Louis P. Gratiolet font paraître Anatomie comparée du système nerveux considéré dans ses rapports avec l’intelligence, chez Baillière, à Paris. Ces deux anatomistes sont beaucoup plus prudents dans leurs conclusions que Gall et Spurzheim. En 1854, L.P. Gratiolet publie Mémoires sur les plis cérébraux de l’homme et des primates chez Bertrand. Il améliore de manière sensible la connaissance anatomique du cerveau. Il propose notamment de distinguer quatre lobes dans chaque hémisphère cérébral, qu’il nomme lobe frontal, lobe temporal, lobe pariétal et lobe occipital. Cette subdivision s’est révélée pertinente et constitue encore l’ABC de l’anatomie cérébrale aujourd’hui.

Je signalerai encore que Gratiolet publie, seul, le volume deux d’Anatomie comparée du système nerveux en 1857.

Retenons donc que si Gall a proposé un terme correspondant à une illusion théorique, Gratiolet a établi une terminologie encore utilisée 150 ans plus tard.

Et nous savons maintenant ce que sont les lobes du cerveau.

Ce qui va nous permettre d’entrer dans le vif du sujet.

Cela se passe en 1935, au Portugal.

Antonio Egas Moniz et Almeida Lima réalisent une leucotomie préfrontale chez un malade mental, en vue d’améliorer sa condition psychique. La technique a été testée, avec succès, chez des chimpanzés. Il s’agit d’une intervention chirurgicale sur une partie d’un lobe du cerveau, ici le lobe frontal. Idée somme toute extrêmement rationnelle ! Si les maladies mentales sont des maladies du cerveau, il suffit peut-être d’enlever une partie du cerveau pour, sinon restaurer la santé psychique, du moins améliorer l’état du patient.

En 1936, A. Egas Moniz publie Tentatives opératoires dans le traitement de certaines psychoses. En 1937, il publie encore La leucotomie préfrontale. Traitement chirurgical de certaines psychoses. En 1949, il se voit décerner le prix Nobel de médecine pour sa mise au point de la leucotomie comme traitement des dérangements psychiques graves.
Pas d’erreur.

Je veux dire pas d’erreur ni de raisonnement ni d’observation ni de technique chirurgicale par rapport aux connaissances médicales des années 1930. Quand on veut établir s’il y a erreur scientifique, il faut évidemment le faire par rapport au savoir de l’époque considérée. Il serait d’une puérilité désolante de juger le travail d’Egas Moniz en 1935 avec les connaissances en neurologie de 2014 ! Nous devons faire l’effort intellectuel de nous reporter à ce qu’étaient la médecine et la psychiatrie en 1935.

En 1936, deux médecins américains, Walter Freeman et James W. Watts, traitent également par la chirurgie cérébrale une femme de 63 ans, atteinte de dépression et d’agitation. Ils proposent le terme lobotomie pour désigner leur traitement chirurgical des maladies mentales, beaucoup plus radical que celui des Portugais.

Il faut savoir que le cerveau, comme d’ailleurs l’ensemble du système nerveux, est formé de cellules, les neurones, formées d’un corps cellulaire d’apparence grise prolongé par des ramifications blanches. Les parties grises forment la matière grise et les parties blanches, évidemment, la matière blanche. Dans la technique des chirurgiens portugais, la matière blanche est seulement sectionnée. Chez Freeman et Watts, une partie plus ou moins importante de la matière blanche est détruite.

Les premiers résultats obtenus par les deux neuro-chirurgiens sont encourageants. Ils améliorent leur technique. Après la Seconde Guerre mondiale, on va voir une véritable mode de la lobotomie. De plus en plus de malades mentaux seront soumis au traitement, avec des résultats d’ailleurs variables, et Freeman pratiquera des opérations par centaines. Certaines sources signalent qu’il aurait pratiqué au total quelque 3 500 lobotomies !

Le fait est qu’il fera appel à des méthodes quasi publicitaires pour faire connaître son procédé et, qu’entre 1945 et 1955, il y aura dans le monde (pas uniquement aux États-Unis) une véritable vague de lobotomies. Des milliers de schizophrènes, d’épileptiques, de mélancoliques, d’agités seront soignés.

Le neurologue américain Walter Freeman pratiquant, sur une femme, une lobotomie par voie trans orbitaire. (c) DR

La patiente lobotomisée la plus célèbre sera Rosemary Kennedy, la sœur du futur président John F. Kennedy. Atteinte de retard mental, elle subit une lobotomie à l’âge de 23 ans, en 1941, opérée par Freeman et Watts. Elle est restée dans une institution psychiatrique jusqu’à sa mort, en 2005.

La lobotomie fut donc largement pratiquée, mais elle fut aussi largement critiquée par le monde médical orthodoxe, qui n’estimait pas les résultats à la mesure de la barbarie du procédé : pénétrer avec un instrument pointu derrière chaque œil jusqu’au lobe frontal pour y atteindre la matière blanche.

Vers le milieu des années 1950, l’engouement pour la lobotomie diminua assez rapidement, notamment du fait de l’apparition de médicaments actifs sur le système nerveux qui permettront de pratiquer des lobotomies chimiques, les neuroleptiques. Aujourd’hui, la lobotomie n’est plus pratiquée que dans des cas tout à fait exceptionnels.

On voit où est l’erreur, qui fut une véritable fureur. En soi, l’idée d’une intervention chirurgicale sur le cerveau est bonne. Il est logique d’opérer le siège de la raison si le malade déraisonne, comme il est judicieux d’opérer le cœur d’un cardiaque. Techniquement, l’opération fonctionne. Mais la dérive fut de vouloir pratiquer l’opération massivement et pas toujours avec une justification suffisante.

Nous avons eu l’occasion de remarquer qu’une précédente erreur  (l’espoir de résurrection par le galvanisme) fut à l’origine d’un des chefs-d’œuvre de la littérature anglaise. La fureur lobotomiste fut également la source d’inspiration d’un des plus intenses chefs-d’œuvre du théâtre et du cinéma américains. En 1959, on pouvait voir sur les écrans Suddenly, Last Summer, un film particulièrement remarquable de Joseph L. Mankiewicz, d’après la pièce du même titre de Tennessee Williams. La célèbre actrice Elizabeth Taylor y incarne une jeune femme que son entourage destine à être lobotomisée.

La lobotomie a calmé quelques milliers d’agités, a montré, qu’en effet, le mental dépend du physique et fut la source, bien involontaire il est vrai, d’une pièce de théâtre et d’un film qui sont parmi les grandes réalisations artistiques du XXe siècle.

Peut-être que la folie mène les uns à la folie et quelques autres au génie. Ceux-ci sont les plus rares. Pourquoi ?

Auteur : Jean Baudet

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