Joachim Martin, le menuisier qui réglait ses comptes en écrivant sous les planches

Depuis l’apparition de l’écriture, de nombreux supports ont été utilisés : la tablette d’argile, le papyrus ou encore le papier, les exemples sont légions. Cependant, Joachim Martin a réussi à innover. Ce menuisier français a écrit son journal intime… sous le plancher du château où il travaillait !

En 1999, un couple franco-américain vient d’acquérir l’un des plus beaux bâtiments d’un village situé dans les Hautes-Alpes nommé Les Crottes. Ils ont pour objectif d’utiliser le château dont ils sont dorénavant propriétaires pour y ouvrir des chambres d’hôtes. Pour cela, des travaux de rénovation sont nécessaires. L’une des premières étapes est de démonter le vieux plancher âgé de plus d’un siècle, qui grince et est décoloré. Les planches sont enlevées une par une et entassées près de la route afin de les emmener au parc à conteneur. À quelques minutes de leur enlèvement, un ouvrier remarque que l’une d’entre elles comporte des traces noires étranges et anormales. En l’examinant de plus près, il se rend compte qu’il s’agit de phrases entières écrites au dos de la latte de bois ! Il alerte les propriétaires et la petite troupe se met à la recherche d’autres traces de crayon. Au total, ils en retrouvent pas moins de septante-deux.

Que peuvent bien vouloir dire ces inscriptions ? Qui a pu les laisser là et pourquoi ? Toutes ces questions trouvent rapidement une réponse, qui tient en deux mots : Joachim Martin. Il s’agit tout simplement du menuisier qui s’est occupé de la pose du parquet du château de Picomtal en plein cœur du village des Crottes au cours des années 1880 et 1881.

Joachim est un homme du peuple. Il quitte rapidement l’école afin d’apprendre un métier. C’est dans ce contexte qu’il commence comme parquetier dès ses quinze ans, en 1858. Il profite des décennies suivantes pour se faire une réputation locale, qui lui vaut d’être embauché par l’un des notables du coin en la personne de Joseph Roman. Ce riche magistrat souhaite faire poser des planches de bois partout dans son château, mais n’engage que Joachim, ce qui explique en partie la longueur des travaux. Cette histoire est jusque-là tout à fait banale et l’est d’ailleurs restée pendant plus d’un siècle, jusqu’aux rénovations de 1999.

À l’aube du nouveau millénaire, la découverte fait rapidement parler d’elle dans toute la région : le menuisier qui a travaillé pour les Roman a laissé des écrits dans lesquels il livre de nombreux secrets sur la vie de ses contemporains ! En effet, Joachim Martin parle sans retenue dans ce que l’on peut qualifier de journal intime puisqu’il sait que son « œuvre » ne sera découverte qu’après sa mort. Il reporte par exemple sans aucun problème une aventure qu’il a eue avec la femme de l’adjoint du maire en utilisant ces termes : « De mon temps dès 18 ans je cajolais sa femme encore fille âgée de 16 ans ». Il admet également avoir vécu une jeunesse composée « d’amour et d’eau-de-vie, faisant peu et dépensant beaucoup », époque qu’il affirme regretter, car les bals régionaux où il pouvait séduire les demoiselles lui manquent. Il utilise le même moyen de communication pour faire paraître la relation difficile qu’il entretient avec sa belle-famille : « Ce mariage d’inclination ne porta aucun bonheur, car ses parents furent toujours mes ennemis ».

Sur cette base, les planches du château de Picomtal représentent déjà une source formidable pour les historiens afin d’étudier la vie dans les villages français au début de la Troisième République. De formidable, elle devient cruciale si on observe les septante-deux fragments laissés par Joachim. Dedans, il y décrit sa relation avec Monsieur Roman son patron qu’il décrit comme un homme gentil, mais efféminé : « Monsieur n’est pas méchant, mais il a tant soit peu conservé une forte dose de verve féminine, car élevé par sa tante Madame Amat rentière de 20 mille de Gap elle l’a gâté, raclé, arrangé de manière qu’il lui vient toujours quelque mauvaise manière féminine ». Au fil des écrits, le notable et le menuisier se trouvent des points communs : ils sont par exemple tous les deux passionnés par l’Histoire. Néanmoins, plusieurs sujets vont les éloigner : le premier est un royaliste et catholique convaincu, le second soutient la République et est contre la tutelle du clergé.

Joachim Martin déteste la figure du curé et ne se prive pas pour le faire savoir sous les planches. Cette aversion lui vient sans aucun doute du prêtre qui officiait dans la paroisse de son village à la fin du XIXe siècle. En effet, l’homme d’Église souhaitait contrôler une grande partie de la vie de ses ouailles, jusque dans leur lit. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne plaisait pas à « l’écrivain » : « D’abord je lui trouve un grand défaut de trop s’occuper des ménages, de la manière que l’on baise sa femme. Combien de fois par mois, si on la saute, si on fait levrette, si on l’encule, enfin je ne sais combien de choses qu’il a demandées et défendues à toutes les femmes du quartier. De quel droit misérable ? Qu’on le pende ce cochon ! » Plus grave, il apparaît que le curé ne respectait pas ses engagements vis-à-vis de Dieu : « M’a plutôt l’air d’un gai luron de ce qu’il est faisant de grandes révérences aux femmes et les pauvres maris cocus sont obligés de se taire parce qu’il est médecin ».

Car oui, l’abbé Lagier dont il est question ici pratique également la médecine, et avec des remèdes bien à lui : il propose par exemple à la sœur de Joachim de mettre de la bouse de vache sur une plaie ouverte qu’elle porte à la jambe. Quelques semaines après avoir suivi ce conseil, elle est obligée de recourir à l’amputation de son membre. Le menuisier estime d’ailleurs que le prêtre est responsable de la mort de son père. C’en est trop pour lui : il écrit en 1884 une lettre au préfet dans laquelle il demande la démission ou la mutation de Monsieur Lagier. Cette demande est appuyée par la signature de vingt-quatre autres paroissiens, ce qui laisse supposer que l’homme d’Église n’était plus du tout en odeur de sainteté dans son village. Les efforts des paroissiens payent puisqu’il est muté dans une autre localité, bien loin des Crottes.

Aujourd’hui, d’éminents historiens se sont saisis de l’affaire. Notons parmi eux Jacques-Olivier Boudon, professeur d’Histoire contemporaine à la prestigieuse université de la Sorbonne. Sur base des écrits de Joachim, il a retracé ce qu’était la vie dans une petite commune des Alpes à la fin du XIXe siècle. Des recherches sont toujours en cours dans le village, car il n’est pas impossible que le menuisier ait laissé des écrits supplémentaires sous les planches de ses autres clients.

Auteur : Arnaud Pitout

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