Escroquerie de La Grande Thérèse : une incroyable arnaque à l’héritage au XIXe siècle

L’arnaque à l’héritage fait partie de ces escroqueries qui consistent à faire miroiter à l’autre un retour sur investissement important. Imaginons qu’arrive à vos oreilles le bruit qu’une connaissance, ou l’ami d’un ami, va hériter d’une très grosse somme. Vous vous en réjouissez pour elle ou lui, tout en l’enviant tout de même un peu. Oui, qui n’a pas rêvé d’argent venant de nulle part, sinon on ne jouerait pas à la loterie. Puis, quelque temps plus tard, vous croisez cette personne lors d’une soirée. Vous sympathisez et évidemment, à un moment donné, la conversation finit par tourner autour du fameux héritage. Celle-ci vous explique alors, à mi-voix et à demi-mot, que les formalités pour qu’elle puisse enfin toucher le pactole se font plus longues et compliquées qu’elle ne le pensait. D’ailleurs, vous avoue-t-elle, un peu comme on révèle un secret honteux, pensant que cela irait bien plus vite, elle a déjà pris certains engagements qu’elle va avoir du mal à tenir, vu la lenteur qu’ont prise les choses. Si elle connaissait quelqu’un qui pouvait lui avancer un peu d’argent le temps que la situation se débloque, elle serait prête à doubler la somme lors du remboursement.

Si, à ce moment-là, vous avez quelque économie qui dort dans une banque à un ou deux pour cent par an, votre esprit fera tilt. Pourquoi ne pas tenter le coup ? En plus, vous allez aider l’am d’un ami.

À cet instant, il est même fort peu probable que vous doutiez de l’existence de cet héritage. Et, grand prince, vous décidez de sauver cette personne et surtout de doubler vos économies, vite fait bien fait. Cette personne vous remercie de toute sa gratitude et vous demande de ne pas ébruiter l’affaire, ne voulant pas que tout le monde soit au courant de ses petits problèmes.

Mais voilà, le temps passe et toujours pas de retour de votre argent. Vous contactez l’heureux héritier qui, à chaque fois, a une bonne excuse : il y a des problèmes de notaires, de légitimité, de je ne sais quoi d’autre… Mais elle vous montre une lettre de son avocat qui se veut rassurante. Alors, vous continuez à patienter. Mieux, cette personne vous explique, documents à l’appui, qu’un problème de frais de notaire ou de succession bloque la situation, qu’elle aurait besoin de quelques milliers d’euros et qu’alors l’affaire serait débloquée en deux ou trois jours. Vous vous rappelez alors qu’il y a un vieux compte d’épargne qui dort quelque part et, afin de récupérer au plus tôt vos deniers, vous acceptez de prêter la somme manquante à un taux, évidemment, très avantageux.

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Et puis, et puis, plus rien, plus de nouvelles. Vous vous inquiétez, vous demandez autour de vous si quelqu’un a des nouvelles, mais vous vous rendez compte que personne ne connaît vraiment cette personne, et que personne ne sait comment la joindre. Il ne vous reste plus que vos yeux pour pleurer et si vous en avez encore les moyens, engager un avocat, pour peu que vous ayez officialisé cela par écrit.

Une variante contemporaine de ce genre d’arnaque est ce mail, qu’on a tous au moins une fois dans sa vie reçu, de la fille ou le fils d’un ancien dirigeant africain qui a besoin de vous pour faire rapatrier en Europe la fortune familiale. En échange de votre aide, vous recevrez, bien sûr, une part conséquente des bijoux de famille, mais très vite apparaissent des frais divers, qu’on vous demande d’avancer et qui sont à chaque fois certifiés par un document officiel. Mais cet argent que vous avancez, bien sûr, vous ne le reverrez jamais.

Voici un exemple de ces fameux mails :

Objet: ASSISTANCE

GEORGES TRAORE

ABIDJAN, CÔTE D'IVOIRE.

AFRIQUE DE L'OUEST.

Bonjour,

Je vous prie de bien vouloir excuser cette intrusion qui peut paraître surprenante à première vue d'autant qu'il n'existe aucune relation entre nous.

Je voudrais avec votre accord vous présenter ma situation et vous  proposer une affaire qui pourrait vous intéresser.

Je me nomme Georges TRAORE, j'ai 22 ans et le seul fils de mon Père Honorable RICHARD ANDERSON TRAORE qui était un homme très riche, négociant de Café/Cacao basé à Abidjan la Capitale Économique de la Côte d'Ivoire, empoisonné récemment par ses associés.

Après la mort de ma mère le 21 Octobre 2000, mon père m'as pris spécialement avec lui.

Le 24 Décembre 2003 est survenu le décès de mon père dans une clinique privée à Abidjan.

Avant sa mort, secrètement, il m'a dit qu'il a déposé une somme d'un montant de Huit Millions Cinq Cent Mille Dollars Américains dans une valise dans une Compagnie de Sécurité Financière en mon nom comme héritier.

En outre, il m'a dit que c'est par rapport à cette richesse qu'il a été empoisonné par ses associés. Il me recommande aussi de chercher un associé étranger qui pourrait honnêtement me faire bénéficier de son assistance pour sauver ma vie et assurer mon existence.

- Changement de bénéficiaire ;

- Servir de gardien ;

- Fournir un compte pour le transfert de fonds ;

- M'aider à le rejoindre dans son pays ;

- Investir dans un domaine profitable.

D'ailleurs, je vous donnerai 25 % et 5% serviront aux dépenses éventuelles qui seront effectuées.

Je vous serai reconnaissante de pouvoir bénéficier de vos conseils utiles.

NB : Je vous recommande de traiter cette affaire avec subtilités et confidentialité vu la dégradation de la situation sociopolitique dans laquelle nous vivons présentement.

Que Dieu vous bénisse !

GEORGES TRAORE.

Mais c’est bien plus près de chez nous et à la fin du XIXe siècle que va se jouer ce qui est sans doute le plus grand chef-d’œuvre de ce genre d’escroquerie.

Comme c’est souvent le cas, le génie, car pour le coup on peut vraiment parler de génie, certes du mal, mais de génie tout de même, prend sa source dans l’enfance. C’est donc quelques années avant le début du XIXe siècle qu’il nous faut remonter, et nous rendre du côté du pays occitan, pour y suivre le cours de l'Aussonnelle jusqu’au hameau de Aussonne. Ce village, qui se situe dans la zone rurale qui entoure la ville rose, est peuplé principalement d’agriculteurs qui cultivent tant bien que mal la pêche et le maïs ainsi que quelques pieds de vigne produisant un vin simple, mais agréable.

Toutefois, et comme c’était encore assez fréquent à l’époque, parmi les habitants d’Aussonne figure un original, un homme profitant des superstitions encore fort ancrées dans l’esprit de ces paysans peu ou pas éduqués, pour s’autoproclamer, tantôt sorcier, tantôt jeteur de sort, ou guérisseur, ou sourcier, ou voyant, ou… Si l’homme inspire encore la peur auprès des enfants du village, ça fait longtemps que les villageois ont de sacrés doutes sur les prétendus pouvoirs de l’individu, et c’est sans doute plus par charité que par crainte qu’ils lui donnent de temps à autre un petit quelque chose pour subvenir à ses besoins quotidiens. Cet étrange personnage se prénomme Guillaume Auguste. Juste Guillaume Auguste, deux prénoms, sans nom de famille. C’était là la coutume, à l’époque, pour les enfants naturels : on leur donnait, comme nom de famille, leur second prénom. Et Guillaume fait partie de ceux-ci, ayant été abandonné à la naissance par sa mère. Après être passé par la case orphelinat, il fut recueilli par monsieur le curé, dont on chuchotait qu’il était en réalité le géniteur de l’enfant.

Il fallut à Guillaume attendre d’avoir passé la trentaine pour enfin avoir un nom de famille, un vrai. Sans qu’on en connaisse vraiment les tenants et aboutissants, à ce moment de sa vie, Guillaume se fait adopter par une riche veuve de Toulouse qui lui donna comme patronyme son nom de jeune fille : Daurignac.

Comme c’est souvent le cas chez ceux qui ont manqué de quelque chose dans leur enfance, une fois qu’ils obtiennent de quoi combler ce manque, ils agissent avec excès, et donc très rapidement. Daurignac s’ennoblit en devenant d’Aurignac et s’invente un titre de comte. Il rebaptise aussi la ferme en triste état qu’il occupe du nom de Château de l’œillet.  Il a retenu de ses pratiques magico-mystiques que ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on est, mais ce que les gens pensent que vous êtes. Donc peu importe être ou non un vrai aristocrate, l’important est que vos voisins en soient persuadés. Alors, pour faire illusion auprès des paysans du village, le comte d’Aurignac parle ce beau français que parlent les gens de la ville et qu’il a pu apprendre à l’orphelinat, et se vêt d’une vieille redingote et d’un haut-de-forme.

Et monsieur le comte va même finir par se marier. En 1852, il prend pour épouse Lucie Rose, fille illégitime d’un riche fermier. Celle-ci s’avéra en fin de compte être un bon parti, ayant reçu d’une de ses sœurs, en guise d’héritage, en quelque sorte, mille francs de l’époque, qui permirent au couple de devenir propriétaire du château de l’œillet.

Trois enfants virent le jour de cette union : deux garçons, Émile et Romain, et surtout une fille, Thérèse, en 1856. Trois autres enfants viendront plus tard agrandir la famille. Les dons de monsieur n’étant pas suffisants pour faire vivre tout ce beau petit monde, c’est la mère qui, ayant ouvert une petite affaire, assura le minimum vital.

Mais le destin sembla s’acharner sur cette famille et la mère de Thérèse, puisque c’est de Thérèse qu’il va être principalement question par la suite, décède. La famille tombe petit à petit dans la misère. Thérèse, fille aînée, se doit de reprendre en main le rôle de sa mère et de nourrir ses frères et sœurs. S’étant vue dotée par la nature d’un grand pouvoir d’imagination, elle comprend très rapidement, les chiens ne faisant pas de chats, qu’on obtient plus facilement et mieux en faisant usage de ruses et d’illusions qu’en s’abaissant à tendre la main. Un des autres grands avantages de Thérèse pour mener à bien ses petites intrigues est que, si elle n’est pas d’une beauté exceptionnelle, voire même assez laide selon certains, elle a ce charme, cette simplicité, cette innocence qui fait qu’on lui donnerait le bon Dieu sans confession. À cela s’ajoute un zozotement qui achève de vous attendrir et de vous convaincre que Thérèse est une bien gentille fille.

Mais c’est son père, dont la personnalité hors normes la fascine, qui, en lui montrant comment il transforma le il n’est pas besoin d’être, il suffit de paraître, qu’il avait appris de la vie, en il n’est pas besoin d’être riche, il suffit de le laisser croire, va être l’inspirateur du futur grand coup de bluff de sa fille.

Son père s’étant endetté auprès de tous ses voisins à un tel point que la situation devint rapidement impossible, les créanciers, las d’attendre un hypothétique remboursement, se faisaient de plus en plus pressants à la porte du château. Mais au lieu de faire profil bas, c’est de toute la hauteur de sa noblesse - qu’il n’a pas - qu’il les accueille. Et, les ayant installés confortablement dans la grande salle du château, c’est avec un rien de condescendance dans la voix qu’il leur répond qu’ils ne doivent pas s’inquiéter, car il va les rembourser.

Ne pouvant se contenter de la parole, même d’un comte, et s’inquiétant auprès de celui-ci de la manière dont il comptait honorer ses dettes, chacun s’entendit raconter à mots couverts la même histoire.

Il était, mais cela devait rester un secret, le seul et unique héritier d’un aïeul richissime qui se portait au plus mal et dont il ne faisait aucun doute que la mort, dans sa clémence, allait sous peu mettre fin aux souffrances du vieil homme. Puis, dans un mouvement le plus théâtral possible, il découvrait, dans un coin de la pièce, un coffre dans lequel, affirmait-il avec emphase, se trouvaient tous les documents nécessaires à confirmer ses propos et surtout le fameux testament.

Et, les uns après les autres, ils acceptaient de lui donner un délai supplémentaire avant d’avoir à les rembourser ; surtout, il leur promettait évidemment de les indemniser comme il se doit pour ce délai.

Mais si le terreau est propice, Thérèse ne peut, comme son père, faire usage de son don pour l’embrouille, à leur petit niveau. Mais la vie va en décider autrement. Parmi leurs voisins figure la famille Humbert. Et les Humbert, ce n’est pas n’importe qui. Le père, Gustave, est un politicien en vue et, entre autres, sénateur, procureur général à la Cour des comptes et professeur de droit. Et il se fait que Gustave a un fils, Frédéric, étudiant en droit de son état. Et voilà que Thérèse tombe amoureuse du jeune homme, qui finit lui aussi par tomber sous le charme de la jeune fille, ou tout du moins par son intelligence.

On peut évidemment se poser la question de savoir s’il s’agit vraiment d’amour pour Thérèse ou si elle voit déjà là la possibilité d’agrandir son horizon. L’un n’empêchant d’ailleurs pas l’autre.

L’amour donnant des ailes, le couple se met à rêver de mariage. À rêver seulement, car à part dans les contes de fées, la différence de classe entre les deux familles est trop importante que pour penser juste un instant à vouloir officialiser cela. Mais le moins que l’on puisse dire est que Thérèse est du genre fataliste ; elle se souvient du la leçon de son père : l’important est moins d’être que de paraître et va reprendre à son compte l’idée de l’héritage. Afin de passer du statut d'erreur de jeunesse de son fils à bru potentielle aux yeux de son futur beau-père, Thérèse explique que la propriétaire du château de Marcotte l’a désignée dans son testament comme héritière. Le château est évidemment une invention issue du monde imaginaire de Thérèse où elle se réfugie depuis sa petite enfance. Elle a évidemment parlé de ce château à son prince charmant à de nombreuses reprises, qui à son tour en a parlé à ses parents. M. Humbert sait donc de quoi il est question et l’idée de faire ainsi entrer un château dans la famille est suffisamment bourgeoise que pour l’avoir laissé indifférent.

Et évidemment, reprenant à sa sauce les histoires de son père, la dame est à l’agonie. Évidemment, l’affaire se complique et la succession se transforme en sinécure : tel point légal pose un petit problème, ou certaines formalités se font difficiles à remplir… Mais étonnamment, lorsqu’on connaît le statut du père, cela fonctionne. Le père donne son accord pour le mariage. En fait, si on y regarde de plus près, ce n’est pas aussi étonnant que ça. Nous avons un homme qui voit là une opportunité de flatter son ego, son image et une jeune fille qui semble si gentille et inoffensive qu’il n’est pas possible de penser à mal trente secondes. Comment une aussi brave fille aurait-elle pu imaginer une telle histoire ? Il faut aussi à cela sans doute ajouter un rôle actif du futur époux. Si rien n’indique qu’il ait participé à l’entourloupe, on peut supposer que son rôle ne fut pas neutre à au moins deux niveaux. Celui de rendre réelle auprès de ses parents l’existence du château et d’autre part, grâce à ses études, rendre techniquement plausibles les problèmes qui retardent le pseudo-héritage.

C’est en 1878 que Thérèse devient officiellement madame Humbert. On raconte que Thérèse ne put s’empêcher, durant ce mariage, de faire usage de ses dons de manipulatrice. Lorsque son coiffeur vint lui présenter la note de ses prestations, elle réussit non seulement à ne pas lui donner le moindre sou, mais au contraire faire débourser au brave homme l’argent nécessaire pour payer la location des voitures devant transporter pendant la journée les mariés et leurs invités.

C’est à Paris que les jeunes mariés s’installent, rue Monge. Dans un quartier aussi modeste que l’appartement qu’ils occupent. Mais ce déménagement a un coût, le couple a besoin d’argent. Qu’à cela ne tienne, ils vont alors, grâce aux connaissances du diplômé en droit, confectionner de faux titres de propriété du château de Marcotte et mettre la bâtisse, qui rappelons-le n’existe que dans l’imaginaire de Thérèse et maintenant de son mari, en hypothèque.

Évidemment, l’illusion du beau château finit par se dissiper, mais ni le fils ni le père ne s’en offusquent. Le père, préférant sans doute taire l’affaire par honte de s’être fait ainsi rouler par une aussi simple fille. Nous verrons que la honte joue souvent un grand rôle dans le mécanisme d’arnaque. Quant au silence du fils, il semble confirmer l’idée qu’il était au courant de la manœuvre depuis le début ou presque.

À Paris, Thérèse et Frédéric ont du mal à joindre les deux bouts et vivotent plus qu’ils ne vivent. Comme elle l’a fait pour faire vivre ses frères et sœurs, Thérèse, avec la complicité de son mari, réalise de temps à autre de petites escroqueries pour améliorer le quotidien. Il faut dire que le duo se complète bien ; elle, l’intelligence, l’audace, l’imagination, le côté oie blanche inoffensive ; lui, la connaissance du droit et de tout le baratin qui va avec.

Le problème est que, malgré toutes leurs compétences, l’illusion qu’ils projettent est assez limitée pour vraiment rapporter de quoi les mettre à l’abri du besoin pour un bon moment. Il leur manque deux choses importantes : une clé pour accéder au grand monde, là où on peut parler gros sous sans faire peur à personne, et une base assez solide sur laquelle asseoir confortablement l’illusion. Et c’est le beau-père, bien malgré lui, qui va leur donner le tremplin inespéré.

Le 26 janvier 1882, le gouvernement Léon Gambetta s’effondre après 73 jours de pouvoir. Lui succède, le 30 janvier, le gouvernement Charles de Freycinet dans lequel le père Humbert se voit confier le poste de garde des Sceaux.

Et voilà Thérèse et Frédéric promus au titre d’enfants de ministre, ouvrant les portes de la belle société. Ils vont enfin pouvoir faire la démonstration de toute l’envergure de leurs compétences. Et ils vont faire très fort.

Le couple n’a aucun mal à faire bonne figure dans la haute société. Il faut dire qu’une rumeur les suit ou les précède à chaque fois : le ministre aurait eu le nez fin pour choisir sa belle-fille ; en effet, celle-ci attend un héritage colossal d’un richissime Américain, Henry Crawford. Celui-ci serait le vrai père de Thérèse et sans doute pris de remords face à la mort, il a légué toute sa fortune, cent millions en titre au porteur, à cette fille illégitime. Il y a toutefois un léger problème : presque au même moment, Crawford a rédigé un autre testament qui désigne cette fois, comme légataire, Maria, une sœur de Thérèse, et Henri et Robert Crawford, deux neveux du riche Américain. Normalement, la loi prévoit que seul le dernier testament rédigé est le seul valable, mais voilà, Crawford ayant signé les deux testaments le même jour, la situation est plus que conflictuelle et inextricable.

Le premier testament dit :

Je lègue en toute propriété tous mes biens à Marie-Thérèse d’Aurignac, fille de mon ami d’Aurignac. Fait et daté de ma main à Nice. Le six septembre 1877. Signé : H.R. Crawford.

Et le second :

Ceci est mon testament, je veux qu’après ma mort, tout ce que je possède soit partagé en trois : un tiers à Marie Dairignac, un tiers à mon neveu Robert Crawford, un tiers à mon neveu Henri Crawford, à charge pour ces derniers de placer en France un capital prélevé sur leur part, suffisant pour servir à Marie-Thérèse d’Aurignac une rente viagère de 30 000 francs par mois. Fait à Nice, le six septembre 1877. Signé : H.R. Crawford.

La rumeur se nourrit de cette histoire et les bruits finissent par arriver à leurs vrais destinataires, les banquiers et les prêteurs. Thérèse et son mari n’ignorent pas que cette fois, ils vont jouer avec d’autres loups avec qui il va falloir y aller très finement.

Alors comme évidemment, dans l’état actuel du récit, rien ne garantit que la balance penche en faveur de Thérèse comme héritière, ils précisent l’histoire. Vu la complexité juridique du dossier, les parties en cause cherchent à trouver un compromis. Et les différentes étapes par lesquelles passent les négociations sont évidemment à chaque fois détaillées et commentées avec force. Si tout semble bien commencer pour Thérèse, les neveux se montrant très coopératifs, les choses se compliquent rapidement, les deux Crawford, devenant de plus en plus exigeants voire extravagants, voilà qu’une des conditions réclamées par ceux-ci est que Maria, la sœur de Thérèse, épouse l’un d’eux. Mais qu’à cela ne tienne, dans quelques mois, Maria sera majeure et prendra pour époux celui qui lui convient le mieux. Mais voilà qu’à peine après avoir fêté sa majorité, Maria revient sur sa décision, ne trouvant aucun des deux à son goût. Mais Thérèse se sent en confiance ; en effet, suite à un accord préalable du 14 mars 1883, les titres constituant l’héritage sont séquestrés dans un coffre-fort au domicile des Humbert.

M. et Mme Humbert

Il a été convenu ce qui suit :

Toutes les valeurs et tous les titres constituant l’actif de la succession de M. Crawford sont mis sous séquestre et confiés à la garde de M. et Mme Humbert, sous leur responsabilité, jusqu’à ce que, par suite de la majorité de Mlle Daurignac, tous les héritiers sans exception, institués dans l’un ou l’autre testament, puissent s’entendre aimablement pour une transaction équitable, ou qu’à défaut de transaction, les tribunaux aient statué sur les droits de chacun par jugement définitif.

Jusqu’à ce que l’une de ces deux solutions soit intervenue, M. et Mme Humbert s’engagent à conserver fidèlement dans leur nature tous les titres qui leur seront confiés en dépôt ; ils ne pourront, sous aucun prétexte, aliéner aucune de ces valeurs ni les engager pour un emprunt, ni changer le mode de placement d’aucune des sommes qu’elles représentent ; ils toucheront les arrérages, à charge d’en faire, dans les trois jours du paiement, le placement en rentes sur l’État français au porteur, à moins que les autres parties jugent opportun de différer momentanément ce placement.

Ils devront représenter la totalité des valeurs à toute réquisition de MM. Crawford ou de leurs mandataires et justifier du placement régulier des arrérages.

Pour le cas où M. et Mme Humbert viendraient à manquer à un seul de ces engagements, ils déclarent d’ores et déjà renoncer à la totalité des biens de la succession, alors MM. Crawford seraient seulement tenus de servir à M. et Mme Humbert la susdite rente mensuelle viagère de 30 000 francs réversible, en cas de précédés de l’un d’eux, sur la tête de son conjoint.

Fait à Paris, le 14 mars 1883, en autant d’originaux que de parties intéressées.

Approuvé l’écriture ci-dessus et autorisant ma femme,

Signé : Robert Crawford, Henri Crawford, Frédéric Humbert, Thérèse Humbert

Le fait d’avoir le titre dans leur coffre-fort les place dans une position de force, ceci semble avoir ramené les neveux à la raison, ceux-ci acceptent début septembre 1884 de signer un acte par lequel ils acceptent d’abandonner l’héritage à Thérèse, à la condition que celle-ci les indemnise à hauteur de six millions. C’est en tout cas ce qu’ils annoncent dans une lettre du 9 décembre :

Paris, le 9 décembre 1884.

À Monsieur et Madame Humbert,

Nous nous engageons solidairement à reconnaître nul le testament de notre oncle où nous sommes nommés et à ne plus rien réclamer jamais de son héritage, si vous vous engagez, de votre côté, envers nous, à remettre à chacun de nous trois millions comme transaction.

Recevez nos félicitations,

Signé : H. Crawford ; R. Crawford

Ce à quoi les Humbert s’empressent de répondre deux jours plus tard :

Paris, le 14 décembre 1884

À MM. H. et R. Crawford, Hôtel Westminster, rue de la Paix, Paris

En réponse à votre lettre du 9 courant, par laquelle vous nous proposez de renoncer à tous les droits que vous pourriez avoir sur la succession de votre oncle, moyennant la somme de trois millions de francs à remettre à chacun de vous deux à titre de transaction, nous avons l’honneur de vous faire connaître que nous acceptons cette proposition.

Recevez nos salutations.

Signé : T. Humbert ; F. Humbert

L’histoire étant devenue suffisamment complexe et riche en rebondissements pour qu’il soit difficile d’imaginer que tout cela n’est qu’une fable, il est temps pour Thérèse de lancer l’appât : elle n’a pas les six millions nécessaires qui permettraient d’enfin toucher le pactole. Et ça fonctionne à merveille, il ne faut pas longtemps pour voir se bousculer aux portes du couple banquiers et prêteurs la main sur le chéquier.

À partir de maintenant, le couple se trouve face à deux défis importants ; d’une part se faire prêter un maximum d’argent sur base de cet héritage fantôme, et d’autre part tenir le plus longtemps possible. Et ce dernier point est la grande vérité de ce genre d’arnaque. Ce genre d’illusion finit toujours, à un moment ou un autre, par se dissiper, le but est donc de tenir, tenir, tenir, le plus loin possible et au dernier moment disparaître à point nommé.

Puisqu’il n’est pas question de s’arrêter en si bon chemin, il faut relancer l’histoire. Une fois l’argent pour indemniser les Crawford en poche, c’est avec l’air de ceux qui sont affligés par tous les malheurs du monde que Thérèse annonce que, malgré le fait qu’elle ait tenu sa part du contrat en leur ayant donné la somme convenue, Henri et Robert Crawford se sont rétractés, empêchant ainsi Thérèse d’entrer pleinement en possession de son héritage. Voilà donc l’échéance reportée à plus tard et comme il faut d’un autre côté rassurer les prêteurs face à ce petit contretemps, on montre, à tout qui veut le voir, le contrat signé en la faveur du couple par les Crawford.

Il reste toutefois un petit danger : que l’un ou l’autre des marchands d’argent ne vienne à s’impatienter et cherche à vérifier l’existence de la famille Crawford.

La solution est simple, il faut donner corps à cette famille. Et on va voir apparaître dans Paris Henri et Robert. Il s’agit en réalité de deux frères de Thérèse, Étienne et Romain, qui, exagérant un rien leur accent du sud, campent le rôle des neveux américains.

Et c’est là que Thérèse et son mari vont jouer leur pièce maîtresse. Il y a un moyen encore plus efficace pour éviter que le doute n’envahisse l’esprit des banquiers, les poussant à devenir curieux : c’est de donner une légitimité juridique au testament.

Puisque les Crawford sont en ville, Thérèse annonce haut et fort qu’elle va envoyer son avocat aux deux ingrats pour les sommer d’honorer le contrat qu’ils ont signé. Et en effet, c’est ce qu’elle fait. Mais l’homme de loi n’arrive pas à faire entendre raison aux Américains, qui, offusqués d’être ainsi traités comme des criminels, annoncent qu’ils repartent chez eux et ne sont pas près de revenir dans ce pays de rustres. Et ni une ni deux, les neveux quittent leur hôtel, mais avant de quitter la France, ils passent par le cabinet de Maître Parmentier qu’ils chargent de représenter leurs intérêts en France. Les termes du contrat sont simples. Ils n’ignorent pas que leur cause est perdue en France, c’est pourquoi il revient à Maître Parmentier de faire usage de toute l’étendue des procédures qu’offre le droit français pour faire durer le plus longtemps possible l’affaire, afin qu’ils puissent, eux, avoir le temps de se retourner et de tenter de faire aboutir l’affaire aux États-Unis. Et l’avocat ne doit pas regarder à la dépense : les Crawford sont riches et paieront tous les frais qu’il faudra.

Une fois soi-disant rentrés aux États-Unis, ils réitèrent leur demande par lettre auprès de leur avocat :

Cher Maître,

Nous sommes de plus en plus convaincus de la légitimité de nos revendications. Nous avons le droit pour nous. La transaction de 1884 que nous a signée Mme Humbert n’est qu’un leurre. Allez voir notre adversaire, signifiez-lui que cette transaction ne tient plus. Nous ne pouvons nous contenter de six millions ; c’est la moitié, soit cinquante millions, qu’il nous faut. SI Mme Humbert ne veut pas transiger à cette somme, nous sommes résolus à nous servir de toutes les armes…

Maintenant que la famille Crawford, qui n’existe pas, a un représentant légal en France, Thérèse peut annoncer officiellement au Tout-Paris que face à l’attitude révoltante des neveux, elle va les attaquer en justice. Mais, et sans doute est-ce là l’œuvre de Frédéric Humbert, ce n’est pas l’héritage et sa légitimité qu’elle attaque au tribunal, ce qui aurait inévitablement amené la cour à mettre son nez là où il ne faut surtout pas l’y mettre, cherchant notamment à en savoir plus sur ce mystérieux monsieur Crawford. Non, ce qu’elle dénonce, c’est le non-respect par les neveux du riche défunt. Et ceux-là existent puisqu’ils ont un représentant légal. Donc, plus aucun risque qu’on aille fouiller plus loin.

Et c’est bingo ! Fin octobre 1896, un jugement de la première chambre du tribunal civil de Paris donne raison aux Humbert, condamnant les Crawford à renoncer à toute prétention sur l’héritage et donc à exécuter les termes du contrat qu’ils ont signé.

Voilà que la justice vient de donner corps aux Crawford et à un héritage… qui n’existent pas plus l’un que l’autre.

Plus personne ne pouvant remettre en question la réalité de la future richesse des époux Humbert, l’argent va couler à flots, d’autant plus que le couple se montre peu regardant sur les taux un rien abusifs qu’on leur propose. Thérèse et Frédéric ne se refusent plus rien, c’est la grande vie, ils savent qu’ils doivent en profiter un maximum, vu que ça ne durera pas. Ils achètent un immeuble au 65 avenue de la Grande-Armée, qui devient le lieu de réceptions et de fêtes plus démesurées les unes que les autres, auxquelles se précipite le beau monde parisien.

Le jugement, s’il a certes ouvert largement les vannes de l’argent à crédit, a aussi sonné le glas du système, le moment fatidique de la réalisation de l’héritage devenant imminent. Il serait donc temps pour les Humbert de disparaître. C’est sans doute ce que beaucoup auraient fait, mais Thérèse et Frédéric ont trop bien goupillé leur coup que pour s’arrêter en pleine gloire.

Ils vont remettre en selle les neveux Crawford, qui font savoir, par la voix de leur avocat, qu’ils font appel de la décision du tribunal. Les Humbert ayant tout intérêt à ce que ce procès qu’ils se font à eux-mêmes dure le plus longtemps possible, ils paient l’avocat des Crawford pour qu’il use de toutes les astuces possibles pour faire traîner la chose au maximum. Et le procès durera presque cinq ans.

Début janvier 1890, ayant usé toutes les procédures possibles et imaginables, la cour d’appel finit par confirmer le jugement en faveur des Humbert.

À nouveau, on pourrait se dire que la farce touche à son terme et qu’il est temps pour le couple de faire ses valises. Eh bien non, les neveux font encore de leur nez, acceptent puis refusent de s’exécuter, évoquent tel vice ou telle possibilité de renvois. Tant et si bien qu’à la mi-janvier 1892, c’est au tour de la Cour de cassation de se prononcer sur l’affaire. Et sans surprise, Henri et Robert se voient à nouveau condamnés.

Il va sans dire que l’exécution de la décision de justice ne va pas aller sans mal. Surtout qu’un des neveux a signé un nouvel engagement avec les Humbert, mais évidemment, l’autre neveu s’oppose à cela et nous revoilà partis dans d’inextricables problèmes pour lesquels on demande à la justice de trancher.

Pendant ce temps-là, la belle vie continue. Ils achètent le château des Vives-Eaux, près de Melun. Ils fondent une société, La Rente viagère de Paris, spécialisée dans l’immobilier… Sur un hypothétique héritage de cent millions, ils ont réussi à emprunter pour plus de soixante millions. On peut s’étonner que les créanciers soient restés aussi longtemps sans réclamer les sommes prêtées et les intérêts qui vont avec. Mais la famille Humbert n’a pas son pareil pour monter de réelles saynètes afin de rassurer celui qui se montre trop pressant. En utilisant notamment la technique du fameux coffre-fort contenant les fameux titres garantissant leur richesse à venir. On l’ouvre, on le referme, on laisse apercevoir, on compte à haute voix… Et si ça ne suffit pas, on fait entrer dans la danse les neveux.

Voici par exemple ce que racontera un créancier :

Un jour, en 1894, j’arrivai pendant qu’on détachait les coupons. Comme il y en avait beaucoup, Mme Humbert me pria d’aider son mari et M. Crawford. Je passais toujours pour un parent qui venait rendre visite à son cousin ou à son neveu.

Je m’assis au bureau. On me passa une liasse de titres. Mme Humbert me donna ses ciseaux, que je trouvais un peu petits, car je n’ai pas une main de dame, et cela me fatiguait. Je détachai une certaine quantité de coupons. Mais ma conviction était faite depuis longtemps sur l’importance de la fortune, je ne cherchais plus à évaluer pour combien il y avait de titres sur la table devant moi.

En 1898, on nage encore de procédures de justice en procédures de justice, lorsque la Banque d’Elbeuf fait faillite. Cette banque ayant prêté six millions à Thérèse, le curateur va donc se pencher sur le dossier et pour la première fois depuis presque vingt ans, poser une simple question qui va faire tout capoter : quelle est l’adresse aux États-Unis de la famille Crawford ? En effet, celle-ci ne figure sur aucun document.

N’ayant rien vu venir, Thérèse doit improviser. Pour la première fois, elle perd les rênes de la partie et bafouille un : 1202 Broadway. Prise au dépourvu, Thérèse ne convainc pas et l’homme décide de vérifier l’information. Et la réponse qu’il reçoit de New York va lui confirmer qu’il a eu le nez fin : il n’existe aucun Crawford à cette adresse.

Et c’est là que le château de sable va commencer à s’effondrer. La nouvelle se répand dans la presse et le monde des créanciers commence à s’affoler. Et en 1902, certains décident de porter l’affaire devant les tribunaux, demandant qu’on séquestre les titres du fameux coffre-fort. Maître du Buit, qui défend Thérèse et qui est persuadé que sa cliente est de bonne foi, va proposer mieux : qu’on ouvre le coffre pour inventaire, histoire de faire cesser toutes les insinuations contre sa cliente.

Sans le savoir, l’avocat vient de sonner l’hallali du système Humbert.

Il est décidé que le 9 mai, Maître Lanquest, président de la chambre des notaires, procédera à l’ouverture et à l’inventaire du coffre.

Et il y a foule, ce jour-là, devant l’hôtel particulier de l’avenue de la Grande-Armée, pour assister à cette ouverture. C’est un membre du personnel de maison qui accueille le notaire en lui expliquant que Monsieur et Madame ne sont pas là pour l’instant, qu’ils sont en leur château des Vives-Eaux, mais qu’ils sont en route et devraient arriver d’un moment à l’autre.  Après avoir attendu un temps plus que raisonnable sans voir apparaître le moindre membre de la famille Humbert/Daurignac, la décision est prise de ne plus attendre et de faire procéder par un serrurier à l’ouverture du coffre.

Et lorsqu’enfin la porte du coffre cède, on a beau chercher : pas la moindre trace des titres, juste quelques babioles sans valeur. Le tour est joué. Les Humbert ont pris la fuite avec la caisse de La rente viagère de Paris. Les créanciers ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes de s’être ainsi aussi facilement laissé gruger par cette femme et être ainsi la risée d’une bonne partie de la France qui salue le coup de maître de la grande Thérèse.

Sans doute sous le choc d’avoir été ainsi manipulée, la justice reste comme inerte pendant plus de sept mois. Ce n’est que fin décembre 1902, l’affaire Humbert devenant presque une affaire d’État, qu’on apprend que la famille Humbert a été arrêtée à Madrid.

Thérèse et Frédéric Humbert, ainsi que Émile et Romain Daurignac, sont remis à la frontière à la police française.

Le 8 août 1903 débute le procès, devant la cour d’assises, de l’affaire Humbert. La presse couvre en masse l’évènement et le public est venu soutenir Thérèse, car c’est elle qui va tenir la vedette durant tout le procès. Car pas question pour elle de faire profil bas. Lorsque le président la questionne sur le château de Marcotte, sur les Crawford, sur les millions, elle botte en touche, répondant que les millions et les Crawford existent bel et bien, mais que révéler le fin mot de l’histoire l’obligerait à devoir révéler un terrible et honteux secret. Dans tous les cas, les fameux Américains vont venir et déposer devant le tribunal les millions en question qui permettront de rembourser tout le monde.

Sont alors appelés à la barre près de soixante-dix personnes à titre de témoins et/ou victimes de l’escroquerie. Et on comprend vite que l’affaire pose problème, mettant en évidence la cupidité des uns, l’incompétence des autres, les limites du monde de la finance, de la justice, de l’administration, qui se sont montrées plus que bienveillantes dans cette affaire. Il devient donc urgent de clore rapidement ce procès en le résumant à sa plus simple expression : celle d’une simple histoire d’escroquerie.

Malgré les promesses de Thérèse, lorsqu’arrive le moment des plaidoiries, ni les Crawford ni les millions n’ont fait leur apparition dans la salle d’audience.

Il est temps pour Thérèse de révéler l’odieux secret qui se cache derrière tout cela. Elle hésite, son avocat l’encourage, puis elle finit par expliquer :

Je reviens au sujet si pénible… Faut-il le dire ?... Eh bien, Messieurs les Jurés, M. Crawford m’a dit, le jour où je voulais l’adresse, l’origine, où je voulais savoir quelque chose :

  • « Mais vous ne pourriez rien savoir, nous ne nous appelons pas Crawford, nous ne sommes pas connus sous le nom de Crawford.
  • Alors, sous quel nom êtes-vous connus ?
  • Ah ! la fortune, elle a été faite pendant la guerre de 1870, par des remplois, la rente était basse, on a acheté et on a doublé.
  • Mais enfin, quel est votre nom ?
  • Notre nom est Régnier : nous avons servi d’intermédiaire. »

Messieurs, ce nom ! J’avais eu des affaires avec un nommé Régnier, qui m’avait paru un être mystérieux et qui m’avait dit :

  • « Faites attention, Madame, ne confondez pas Régnier avec le fameux Régnier.
  • Qu’est-ce que le fameux Régnier ?
  • Un traître. »

Et voilà comment tout d’un coup j’appris le véritable nom des Crawford. Je ne dis rien à M. Humbert, je ne lui ai rien dit : c’est la première fois que Frédéric entend ce nom. Et moi, Messieurs les Jurés, je ne me parjurerais pas, je le jure sur la tête de ma fille, je voulais payer… Messieurs les Jurés, vous riez.

Ne comprenant pas vraiment ce qu’il y avait là de si honteux, si ce n’est que les Crawford ne s’appelaient pas ainsi, l’avocat de Thérèse précisa que ce Régnier, à la réputation sulfureuse, avait reçu pour mission, pendant la guerre franco-prussienne de 1870, de négocier la capitulation de Metz, entre Bazaine et Bismarck, mission pour laquelle il reçut en paiement de l’Allemagne la somme de cent millions.

C’est par cette ultime pirouette de l’imagination de Thérèse que s’achève l’une des plus grandes arnaques du XIXe siècle. Thérèse et son mari furent condamnés à cinq ans de travaux forcés, Romain à trois ans de prison et Émile à deux.

Après sa détention, elle émigre pour les États-Unis où elle décède en 1918. À moins que peut-être, si on procédait à l’ouverture de son cercueil, on se rendrait peut-être compte qu’il est aussi vide que le fut son coffre-fort.

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