Les grandes erreurs de la science : les cinq polyèdres

Cette première erreur de la science va dominer la pensée scientifique et philosophique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Elle va véritablement bloquer la réflexion. Pourquoi réfléchir à la constitution ultime de la matière si Platon, le divin Platon, a résolu le problème de façon définitive ? Le platonisme est ainsi non pas une étape de l’histoire de la science, mais un retour de l’esprit religieux ou, du moins, du respect de certaines traditions. Quand la science n’avance pas, elle recule. Mais ce n’est pas tout. Platon ne se contente pas de démontrer de manière proprement farfelue qu’il y a et qu’il ne peut y avoir que quatre éléments. Il poursuit sa réflexion. Il sait que les géomètres ont démontré qu’il ne peut exister que cinq polyèdres réguliers, c’est-à-dire cinq figures inscriptibles dans une sphère, formées de faces toutes égales.

Ces polyèdres sont le tétraèdre, le cube, l’octaèdre, le dodécaèdre et l’icosaèdre.

C’est assez remarquable ! Les géomètres grecs étaient parvenus à identifier ces corps, étaient parvenus à démontrer que les sommets de ces corps se trouvent sur une même sphère et ils étaient même arrivés à démontrer de manière irréfutable qu’il n’existe aucun autre polyèdre régulier de ce genre, quel que soit le nombre de ses faces ! Un bel exemple du niveau atteint par la science grecque au IVe siècle avant notre ère… Eh bien, voici la deuxième et lamentable erreur de Platon, pourtant un des plus brillants esprits d’Athènes, à l’époque où Athènes pouvait se prétendre le centre de l’intelligence humaine. Non seulement, par ses raisonnements parfaitement futiles, Platon démontre qu’il n’y a que quatre éléments, mais, en outre, il veut absolument qu’il y ait une correspondance entre les éléments et les polyèdres. Voici le passage du Timée qui expose cette idée réellement bizarre : Les genres dont notre discours a tout à l’heure montré la genèse, répartissons-les entre le feu, la terre, l’eau et l’air. À la terre, précisément, attribuons la forme cubique : le plus immuable, en effet, des quatre genres, c’est la terre et, des corps, le plus plastique (…). L’eau, à son tour, se verra attribuer des formes restantes la plus difficilement mobile. La plus facilement mobile sera pour le feu, la forme intermédiaire pour l’air. De même, le corps le plus petit reviendra au feu, le plus grand au contraire à l’eau, le moyen à l’air. Le plus aigu, enfin, ira pour le feu, le second à cet égard pour l’air, le troisième pour l’eau (…).

Concluons donc que, selon la droite raison comme selon la vraisemblance, le solide en forme de pyramide est le principe et le germe du feu. Le second dans l’ordre de la genèse, disons qu’il est celui de l’air. Le troisième, celui de l’eau. Platon caractérise donc chaque principe par une figure géométrique, qui est un polyèdre régulier. Est-ce convaincant ? Est-ce vraiment un résultat obtenu selon la droite raison comme selon la vraisemblance ? Il me semble que non. Pourquoi d’ailleurs une substance primordiale correspondrait-elle à une forme polyédrique ? Pourquoi pas à une couleur ou à un goût ? Et d’ailleurs, il y a un problème. S’il y a bien cinq polyèdres réguliers, pourquoi n’y a-t-il que quatre éléments ? Nous possédons de nombreux dialogues de Platon, ou attribués à Platon. On connaît ainsi un dialogue, Epinomis, dont l’attribution au maître est douteuse. Si ce n’est pas Platon qui a écrit l’Epinomis, c’est certainement un de ses disciples. Voici un passage qui va nous intéresser : Il existe cinq corps solides, au moyen desquels on pourrait façonner les choses les plus belles et les meilleures. (…) Puisque nous avons distingué cinq espèces de corps, il faut maintenant dire que ce sont le feu et l’eau, nommer l’air comme la troisième espèce, la terre comme la quatrième, l’éther enfin comme la cinquième (…). Donc Platon ou, plus vraisemblablement, un de ses élèves a vu la faille du raisonnement et a conclu qu’il y a bien un cinquième élément, l’éther, qui est comme une espèce de feu subtil, constitutif des régions éthérées, c’est-à-dire les régions du ciel les plus élevées. La tradition, de Platon jusqu’au XVIIIe siècle et même presque jusqu’à nos jours, voit dans cette théorie des quatre ou cinq éléments rattachés aux cinq polyèdres platoniciens une des plus subtiles découvertes de la philosophie. Mais ne nous leurrons pas. Il n’y a là qu’un simulacre de raisonnement, qu’une découverte parfaitement illusoire, qu’une lamentable erreur. Par sa naïve confiance en ses raisonnements, Platon a fait régresser la pensée. Avec le Platon du Timée, on en revient aux fantasmes d’un Hésiode ou d’un cosmogoniste sumérien ou égyptien.

Croire que l’on peut découvrir l’origine de toutes choses par quelques réflexions. Pendant des siècles, les meilleurs des intellectuels vont baser leur vision du monde sur les cinq éléments et les cinq polyèdres ! Évidemment, il nous est facile d’ironiser, et je suis peut-être injuste en me moquant si cruellement du fondateur et maître de l’Académie. Il nous est facile à nous, hommes du XXIe siècle, de nous moquer, entourés de bibliothèques immenses où l’on peut consulter tout ce qui a été écrit depuis Platon jusqu’aux derniers numéros de l’American Journal of Physics, du Journal of the American Chemical Society ou de l’International Journal of Theoretical Physics ou de bien d’autres revues scientifiques. Nous savons qu’il n’y a ni quatre ni cinq éléments. Nous savons que l’existence de cinq polyèdres réguliers n’a rien à voir avec la constitution de la matière. Mais nous savons aussi à quel point il est difficile pour l’esprit humain de se détacher des traditions, de se méfier de ses propres idées, d’éviter de tomber dans des conclusions hâtives à partir de quelques vagues correspondances. Bref, Platon s’est trompé, et lourdement. Son meilleur élève, Aristote de Stagire, se trompera aussi. Il acceptera sans hésiter la théorie des éléments de son maître, il adoptera même clairement l’idée du cinquième élément et il ajoutera sa propre autorité à celle de Platon pour faire accepter cette théorie. Pendant plus de mille ans, je le répète, personne, absolument personne n’en doutera : le monde est formé par la réunion de cinq principes, l’eau, l’air, le feu, la terre et l’éther. Aristote perfectionnera même la théorie d’Empédocle et de Platon. Il prétendra qu’il y a un lieu naturel pour chacun des éléments. Il affirmera que le lieu naturel de l’élément terre est au centre de la Terre, ce qui explique que les corps pesants tombent selon une verticale. Il expliquera que le lieu naturel de l’air est par contre le Ciel, ce qui est prouvé par le fait que les fumées montent dans l’atmosphère. Je dois signaler une autre erreur de l’Antiquité grecque, étroitement liée à l’erreur des quatre éléments. Il s’agit de médecine. On sait que la médecine, au IVe siècle avant notre ère, à l’époque de Platon et d’Aristote, était un mélange de ferveur religieuse, d’esprit magique et d’observations chirurgicales et pharmaceutiques. On connaissait un peu d’anatomie, on connaissait quelques médicaments plus ou moins efficaces et on ne doutait pas que les maladies étaient provoquées par des esprits malveillants, et on menait les malades dans les temples en espérant la bienveillance des dieux. Bref, une médecine traditionnelle, en rien différente de celle des Égyptiens au début de l’ère pharaonique ou même de ce qu’ont pu observer les ethnographes chez les peuples primitifs. Une médecine de guérisseurs, magico-religieuse, pas une médecine de médecins. En tout cas, pas encore une médecine scientifique. Et voilà que, vers 425, Hippocrate fonde une école de médecine dans sa ville natale, à Cos.

Cet Hippocrate a écrit de nombreux traités de médecine et on connaît donc bien ses conceptions. On peut, réellement, le considérer comme le fondateur de la médecine scientifique : il rejette les traditions, en particulier tout ce qui touche à des interventions d’esprits et de dieux, et il envisage la maladie de façon exclusivement rationnelle. Pour soigner un malade, il ne faut pas prier les dieux, mais il faut observer le malade, étudier les symptômes du mal, essayer de comprendre le mécanisme morbide et utiliser les connaissances acquises dans l’étude des maladies pour tenter une action thérapeutique. Mais il arrive à Hippocrate ce qui arrive à Platon. Sa théorie commence bien – n’admettre que des faits d’observation – mais finit mal – avoir trop confiance dans le raisonnement. Impressionné par la théorie des quatre éléments, Hippocrate admet en effet que la santé est un équilibre du corps entre quatre constituants principaux, les quatre humeurs.

C’est vraiment le même processus psychologique que celui d’Empédocle ou de Platon. On part d’observations – il y a, effectivement, des liquides, des solides… – et on tire des conclusions vraiment rapides. Observation correcte : le corps humain contient des liquides, le sang, la lymphe, la bile.

Raisonnement illusoire : il doit y avoir quatre liquides, quatre humeurs, puisqu’il y a quatre éléments, et donc le corps humain doit sa santé à l’équilibre entre le sang, la lymphe, la bile et… l’atrabile. Hippocrate n’a pas observé l’atrabile, pour la raison que l’atrabile n’existe pas. Mais, puisqu’il y a quatre éléments, il doit y avoir quatre humeurs !

Ce qu’on ne voit pas, on l’invente ! La théorie hippocratique des quatre humeurs sera acceptée par un nombre considérable des médecins et dominera les conceptions médicales pendant des siècles.

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