Le sanctuaire de Delphes : une histoire de chèvres folles

D’Athènes à Olympie, des confins du Péloponnèse aux plus petites bourgades de Thessalie, les grecs affluaient de partout pour entendre les prédictions de la Pythie, prêtresse d’Apollon à Delphes. Sanctuaire panhellénique par excellence, Delphes était en effet bien plus qu’une simple ville. Elle fut, pendant plusieurs siècles, le centre même de la pratique oraculaire. Passage obligé des généraux avant une bataille, elle jouait un rôle prééminent dans la prise de décision des Anciens.

D’après Diodore de Sicile, le sanctuaire fut fondé suite à la découverte d’un berger. Celui-ci, alors qu’il faisait paitre ses chèvres aux alentours du rocher de Delphes, remarqua chez son troupeau un comportement pour le moins inhabituel. Les chèvres, en effet, bêlaient et sautaient en tout sens. En s’approchant, il constata qu’elles se trouvaient à proximité d’une faille dans la roche, d’où s’échappaient des exhalaisons de souffre. Bien vite, le bruit courut qu’en inhalant ce gaz, l’on pouvait entrer en contact avec Apollon. Les hommes affluèrent de partout, certains tombant dans la faille. Comme la situation devenait dangereuse, on établit qu’une seule femme se chargerait désormais de rendre les oracles.

Cette prêtresse était appelée la pythie, nom profondément lié à celui d’Apollon. Ce dernier était né à Délos, d’une mortelle nommée Léto, et de Zeus, dieu Olympien. Héra, furieuse que Zeus l’ait trompée, avait de ce fait envoyé sur l’île un serpent du nom de Python, qu’Apollon tua sans difficulté. Il conserva de cette aventure le nom d’Apollon Pythien. Cet épithète, étymologiquement, viendrait du verbe putheô, « demander », d’où le lien avec la pratique oraculaire.

   À l’origine, la pythie était une jeune fille vierge, jusqu’à ce qu’un thessalien n’en tombe amoureux et ne l’enlève. À partir de là, il fut établi que la pythie serait une vieille femme, qui devrait demeurer chaste uniquement durant la durée de son mandat. Debout sur un trépied, au-dessus de la faille, après avoir au préalable mâché des feuilles de laurier et bu de l’eau de la source de Castalie, elle inspirait à plein poumons et, d’une voix solennelle, révélait à ses pairs leur avenir.

Ces oracles étaient, la plupart du temps, nébuleux et difficiles à interpréter. Ils occupèrent néanmoins un rôle essentiel en matière politique. Ainsi, la bataille de Salamine fut remportée grâce à un oracle, qui conseilla aux Athéniens de construire un mur de bois, c’est-à-dire, en langage pythique, d’attaquer sur mer. Un autre oracle affirma que l’aide des Spartiates leur serait inutile, alors même que c’est grâce au lacédémonien Léonidas que les Athéniens l’emportèrent sur les Perses. Les Athéniens, plutôt que d’admettre que l’oracle s’était trompé, affirmèrent que la pythie avait pris parti pour les Mèdes.

   La consultation était au départ annuelle mais, suite au succès que remporta l’oracle, elle devint mensuelle, à raison de neuf mois par an. En effet, durant les trois mois de l’hiver, Apollon délaissait son temple, occupé alors par Dionysos.

   Plus tard, des auteurs chrétiens tels que Jean Chrysostome et Origène comparèrent les paroles de la pythie à des borborygmes insensés. Ces témoignages ne doivent cependant pas êtres pris en considération. Strabon, en effet, rapporta que ces oracles étaient rendus dans un langage tout-à-fait intelligible, la plupart du temps en vers. Lorsqu’ils étaient rendus en prose, un poète se chargeait de les transcrire en vers, la langue des dieux. Plutarque, prêtre d’Apollon, remit ce dernier fait en doute, affirmant qu’une vieille femme inculte se serait trouvée bien incapable de composer spontanément de la poésie. On en déduit que les pythies de son époque s’exprimaient en prose. En revanche, on n’exclue pas que les prêtresses des époques antérieures aient pu composer de la poésie. Les premières versions de l’Iliade ont d’ailleurs été chantées pour la première fois dans des campagnes, par des bergers illettrés. Ces femmes, bien que peu instruites, étaient donc tout à fait en mesure de faire de même.

De nos jours, des chercheurs se sont penchés sur la question des ces exhalaisons de gaz et, au terme de nombreuses recherches infructueuses, ont fini par découvrir la fameuse faille. Il s’en échappe de l’éthylène, qui, à forte dose, peut induire un état de légère confusion. Les gaz seuls n’étaient donc pas en mesure de mettre la prêtresse en de telles dispositions. Elle parvenait à atteindre cet état de transe par la combinaison de l’inhalation d’éthylène d’une part, et de pratiques rituelles d’autre part.

Elise Vander Goten

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