Quand le royaume de France n’existait plus qu’en Belgique

Le 4 novembre 1792, vers 5 heures, un carrosse, pas des plus rutilants, fait son entrée dans la bonne et indépendante ville de Liège. Le visiteur ne peut manquer d’être impressionné par la cathédrale du lieu, la plus grande du monde occidental, plus encore que celle de son Paris ; cathédrale que les révolutionnaires liégeois commenceront à démolir pierre par pierre deux ans plus tard et qu’ils mettront quinze longues années à raser entièrement. La voiture contourne l’imposant édifice et pénètre dans la cour du palais épiscopal. Un petit homme d’une quarantaine d’années, plutôt ventru, en descend. On comprend immédiatement les marques de respect que lui témoignent les chanoines venus l’accueillir : c’est un personnage de haut rang qui sera l’invité de Son Altesse Sérénissime Antoine de Méan, prince-évêque de Liège. Il est un jeune occupant du trône de Saint-Lambert, trente-trois ans seulement, mais neveu de son prédécesseur Constantin de Hoensbroeck, ce qui, pour ce genre de promotion, peut aider. De toute façon, le « cadeau » est un peu empoissonné car son oncle lui laisse un État et un pouvoir en déliquescence : une première révolution a déjà éclaté en même temps que celle de Paris, son titre a été supprimé et la république proclamée, deux ans avant la France ! Il ne doit le fait d’être dans cette charge actuelle qu’au retour victorieux des soldats envoyés par le Saint-Empire romain germanique, dont Liège fait encore partie et qui chassent les révolutionnaires.

Dans le vieux palais épiscopal, les appartements princiers sont situés dans l’aile droite. C’est là que Son Altesse attend son hôte pour lui présenter ses plus hauts dignitaires : le grand-doyen Nassau-Corroy, le grand-prévôt de Haxhe de Hamal, le grand-écolâtre de Ghisels, son vicaire général de Rougrave et les autres membres de sa cour. Le visiteur reçoit leurs hommages avec beaucoup de politesse et leur présente, à son tour, les personnes qui composent sa suite le tout en s’appuyant toujours sur sa canne. Cette dernière, superbe, a en plus de sa beauté une particularité : si on la passe devant une source lumineuse, l’ombre projetée par son pommeau reproduit le profil de Louis XVI, le roi de France déchu.

Elle ressemble aussi à son propriétaire, car celui-ci n’est autre que Louis-Stanislas-Xavier de France, comte de Provence, dit Monsieur, frère du roi de France à ce moment prisonnier de ses anciens sujets. Né à Versailles en 1755, Louis-Stanislas-Xavier, est lui aussi le petit-fils de Louis XV et fils du dauphin Louis. Il n’y a pas encore beaucoup de choses à dire de lui, si ce n’est qu’il n’a pas d’enfant et que, incapable de résister à son amour excessif pour la nourriture, il est devenu très vite obèse. Si on ne le dit pas intelligent, avant tous ces événements, il ne fait pas grand-chose si ce n’est intriguer et s’opposer à son frère en espérant jouer un rôle politique.

La nuit même où la famille royale tente la fuite, qui doit s’achever à Varennes, Monsieur, plus chanceux, réussit à passer la frontière sous le déguisement d’un voyageur anglais. Il retrouve à Mons la comtesse de Balbi, sa maîtresse. Son épouse, Marie- Joséphine de Savoie, la comtesse de Provence, elle, s’est enfuie de son côté avec celle pour qui elle éprouve une brûlante passion, le véritable amour de sa vie, sa lectrice, Mme de Gourbillon. De Mons, il gagne Bruxelles où l’attend son frère le comte d’Artois. La nouvelle de l’arrestation de Louis XVI et de Marie-Antoinette, soeur de la gouvernante des Pays-Bas, provoque des réactions diverses. Les émigrés sont, en général, consternés, sauf quelques familiers des princes qui, intriguants de cour, ne sont pas du parti du roi.

Pendant seize mois, le comte de Provence erre de château en château. Le cabinet de Vienne ne lui permet pas de s’établir à Bruxelles, il se fixe alors à Coblence. Les émigrés s’agitent, impatients d’aller écraser la canaille parisienne. Artois presse son frère de se proclamer régent. Les intrigues vont bon train mais ont surtout comme résultat d’énerver le gouvernement qui les soutient.

Enfin, la guerre est déclarée au printemps de 1792 : les troupes du duc de Brunswick envahissent la France, s’emparent de Verdun et s’avancent en Champagne. Un corps de gentilshommes, placé sous les ordres du duc de Bourbon, se tient prêt à intervenir. Déjà, les royalistes se voient, rentrant en maîtres dans Paris, lorsque le canon de Valmy sème la déroute dans les rangs impériaux et donne brusquement le signal de la retraite. Les grands du royaume se retirent vers Arlon où ils ont d’ailleurs de grandes difficultés à se loger. L’armée, quant à elle, se replie dans le plus grand désordre.

Pendant que le duc de Bourbon rallie ses forces à Namur, Monsieur prend la route de Martelange, envoie de ses nouvelles, de Bastogne, à Madame de Balbi et repart vers Marche puis Liège où il arrive le 24 octobre et s’installe à l’abbaye cistercienne du Val Saint-Lambert qui n’abrite plus que quelques moines. Le comte d’Artois le rejoint le 27 avec ses enfants.

Le comte d’Espinchal, maréchal de camp, dont le cantonnement est situé à Sainte-Walburge, à quelques kilomètres de là dans les faubourgs de Liège, vient présenter ses hommages et les besoins de ses hommes à ceux dont il avait été si souvent le compagnon de fête. Dans le journal qu’il tient on peut lire ses impressions : « LL. AA. sont au Val avec très peu de monde et le service le plus exigu. Les princes nous reçoivent à merveille, trouvent qu’il est de toute justice d’avoir égards à nos réclamations et nous font, à ce sujet, les plus belles phrases du monde. Mais revenus à la ville, il n’y a moyen de rien obtenir. » Des cantonnements meilleurs pour ses troupes, une résidence moins humide pour lui-même, tels sont quelques-uns des sujets que Monsieur se propose d’aborder en se rendant chez Monseigneur, ce 4 novembre 1792, cela en se basant sur ce que disait un agent autrichien : « Ce n’est qu’à la suite d’un bon repas et avec beaucoup de gaieté qu’il faut traiter d’affaire avec les Liégeois.»

À l’heure où les convives se mettent à table, Dumouriez déploie dans la plaine de Jemappes les troupes dont la victoire décisive va chasser des Pays-Bas l’évêque, son invité et tous les représentants de l’Ancien Régime. Tous sentent depuis si longtemps peser sur leurs privilèges, sur leurs plaisirs, voire sur leur existence la menace sans cesse grandissante d’une catastrophe. Si certains préfèrent ne pas y penser, d’autres n’en savourent que mieux les derniers instants d’une époque qu’ils savent révolue. Le repas servi est succulent : les mets et les vins enchantent Son Altesse, qui est pourtant un grand jouisseur habitué aux meilleures tables. Comme au temps où le prince-évêque Gérard de Grosbeck traitait avec grandeur la reine Margot, le prince-évêque de Méan n’a rien négligé pour satisfaire le frère du roi de France. Sur le chapitre de la gourmandise on sait y faire depuis toujours dans la Principauté.

Le comte de Provence, note d’ailleurs dès son retour : « Le dîner de l’évêque m’a rappelé celui de l’électeur de Mayence, tant il était bon. » Cet éloge prend toute sa valeur dans la bouche du ventripotent futur monarque, en particulier lorsqu’on sait que ses impressions de voyages sont surtout des souvenirs d’auberges où les menus le frappent davantage que les paysages. Si le repas lui plaît, le comte de Provence ne se contente pas de manger : en bon vivant, il gratifie ses convives de citations latines, mêlées d’anecdotes gauloises. Les prélats apprécient à son juste prix l’honneur que S. A. leur fait en venant à leur table.

La question de la résidence des princes de France dans la principauté est abordée et on émet l’idée de leur donner comme résidence la commanderie des Joncs, un château situé près de Tongres. Il est tout désigné pour héberger les frères du roi de France puisque Louis XIV et Louis XV y avaient eux-mêmes logé et que le parc avait été créé avec pour modèle celui de Versailles. Si chacun le pense, personne n’ajoute à haute voix que ce choix n’a pas grande importance, vu que les hôtes royaux n’y resteront sans doute pas longtemps. La situation est en effet très alarmante et Son Altesse Sérénissime se fait peu d’illusions sur les sentiments du peuple à son égard et à celui de la soldatesque étrangère qui occupe la principauté et excède ses habitants. De plus, il sait que ses tendances autoritaires l’empêchent, de toute façon, d’essayer de trouver un compromis avec les révolutionnaires.

La position du comte de Provence n’est guère plus enviable. Tout prince du sang qu’il est, la Prusse et l’Autriche lui refusent les crédits nécessaires à l’entretien de ses troupes. Il sait que de vieux gentilshommes qui avaient consacré leur vie au service de la monarchie, d’authentiques chevaliers de Saint-Louis, en sont réduits à travailler dans les champs pour gagner leur pain. Deux frères, dévoués à la cause du roi et acculés par la misère, se précipitent d’ailleurs dans la Meuse du haut du pont des Arches. Honnis par leur patrie, rejetés à l’étranger, les émigrés qui sont partis pour l’exil comme pour une aventure plaisante et passagère commencent à trouver le temps long et la farce de ces révolutionnaires amère.

Par bonheur, il n’est pas dans le tempérament de Monsieur de se laisser aller plus qu’il ne faut aux soucis du quotidien. Si la fortune des armes ne semble pas lui sourire, il espère au moins rejoindre sa chère Anne de Balbi, qui, réfugiée à la Cour de Turin s’y ennuie. Le lendemain de ce savoureux dîner au palais épiscopal, le prince, rentré au Val Saint-Lambert, écrit à son amie. Il ne manque pas d’informations à lui communiquer, mais Monsieur n’en trouve pas de plus grave, ni de plus digne d’intérêt que celle-ci qui nous permet de prendre toute la mesure du personnage : « Je me porte bien. J’avais cru, il y a quelques jours que la goutte voulait me reprendre : le pouce du pied gauche, qui est l’endroit fatal, ne me faisait pas précisément mal, mais je le sentais. Dieu merci, il n’en est plus question. Adieu, Madame, daignez agréer l’hommage du tendre respect qui m’attache à vous pour la vie. »

Dieu merci, la goutte de S. A. R. se montre moins offensive que les troupes révolutionnaires de Dumouriez. Le 7 novembre, les Français prennent Mons. Dans la nuit du 8 au 9 l’archiduchesse d’Autriche Marie-Christine quitte Bruxelles, suivie du comte de Metternich et des conseillers de la Couronne ; cinq jours plus tard, les sans-culottes entrent dans la capitale. De Tirlemont, son quartier général, le duc de Bourbon envoie son fils auprès des princes pour leur demander de l’argent. Le duc d’Enghien se rend au Val Saint-Lambert à bride abattue, mais il revient bredouille ; les caisses sont vides, l’armée va être licenciée. Le 20, les soldats de la révolution sont à Louvain. Le 24, le comte de Provence signe de sa propre main quatre ou cinq cents lettres d’adieu à ses fidèles officiers, ce qui le fatigue beaucoup le pauvre homme, puis il envoie un courrier à sa maîtresse et quitte Liège pour Aix-la-Chapelle, abandonnant à ses créanciers une bonne partie de ses bagages. Le surlendemain le prince-évêque l’imite et le 28, le commandant des troupes révolutionnaires, le général Dumouriez fait son entrée dans le vénérable palais épiscopal où pour un soir, oubliant les soucis du présent, Monsieur avait si bien dîné chez Monseigneur.

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