Guillaume le Conquérant dit le bâtard, la réponse d’un Normand à l’Angleterre

Guillaume le Conquérant dit le bâtard, la réponse d’un Normand à l’Angleterre

La conquête de l’Angleterre par les Normands est l’événement le plus marquant du onzième siècle, si on ne tient pas compte de la première croisade. L’on trouve peu d’exemples, dans l’Histoire ancienne ou moderne, d’une entreprise commencée avec plus d’habileté et de prudence, exécutée avec plus de détermination et aussi de chance.

Robert II, duc de Normandie, que l’on a surnommé tantôt le Magnifique, à cause de ses largesses, tantôt le Diable, à cause de sa manière de guerroyer, se prépare à effectuer le pèlerinage en Terre-Sainte, selon la coutume des princes et des particuliers de cette époque qui, tour à tour brigands et dévots, ne trouvent d’autres moyens d’expier leurs fautes atroces que par ce genre de pratiques.

Robert II assemble les États de son duché et leur présente un jeune enfant âgé de huit ans. Ce fils, que Robert a eu d’une liaison avec la fille d’un pelletier de Falaise (Calvados, Basse- Normandie), nommé Harlette, est reconnu sans difficulté par les barons normands. À la même époque, aussi bien en France qu’ailleurs, il se rencontre une foule d’événements semblables attestant l’accession à la couronne d’enfants naturels. Tant que Robert le Diable est en vie, son fils n’a pas de contestataires; mais sitôt que la nouvelle de la mort du duc est parvenue, tous les membres de sa famille, quoiqu’ils ne soient que collatéraux, prétendent à la couronne, soulèvent le peuple et submergent la Normandie de troubles et d’horreurs.

Henri Ier, roi de France, qui a d’abord été l’allié fidèle du jeune Guillaume, se souvient que cette riche province a été une des possessions de ses ancêtres. Il entre en scène comme ennemi à la tête d’une nombreuse armée. En l’an 1054, il entre dans le comté d’Évreux, tandis qu’Eudes, son frère, pénètre dans le pays de Caux par le Beauvoisis. Ce dernier est battu près de Mortain, dans la Manche. À cette nouvelle, Henri prend la poudre d’escampette et peu après se décide à faire la paix.

Une fois confirmé sur le trône, et n’ayant plus rien à craindre des princes, ses voisins ou de ses parents, ni du roi de France, son suzerain ; le duc de Normandie pense à se marier et épouse Mathilde, fille de Baudouin V, comte de Flandre. Suivant une ancienne chronique, les préliminaires de ce mariage se sont avérés assez « spectaculaires » :

« Guillaume, dit-elle, envoya au comte Baudouin de Flandre un messager et il requist sa fille en mariage. Celte chose plut bien au comte Baudouin, si en parla à sa fille, mais elle respondit qu’elle n’averoit jamais bastard à mari. Donc renvoya liquens au duc et s’excusa du mariage le plus courtoisement que il pot. Pour ce print et ses gens avec lui, s’en alla à Lille, et entra en la salle, et passa oultre, jusques en la chambre de la comtesse. Il trouva la fille au comte, si la prist par les trèces, si la traisna par- mi la chambre et défoula à ses piés. Puis issi de layens et monta sur son palefroi... puis s’en rala en son pays. De cette chose fut liquens Bauduins moult courreciés, mais, par le conseil de prudhommes, s’accorda li duc à li, et furent bons amis.»

Le comte du Maine, Herbert II désigne le Bâtard comme successeur, ce qui ne manque pas de réveiller la jalousie de ses voisins et ce qui déclenche plusieurs guerres dont Guillaume se tire à son avantage. Harold Godwinson, proche parent d’Édouard, roi d’Angleterre, ayant fait naufrage sur les côtes de Ponthieu, est livré à Guillaume, qui le comble d’attentions, lui révèle ses prétentions sur la couronne d’Angleterre et exige de lui la promesse de le seconder de tout son pouvoir.

En 1066, Édouard meurt sans descendance. Harold est reconnu roi avec l’assentiment des seigneurs et du peuple. Sous le prétexte d’un testament que le prince défunt aurait fait en sa faveur, Guillaume accuse Harold de parjure et le somme de lui remettre la couronne. Harold refuse. Guillaume équipe alors une flotte de trois mille vaisseaux, s’embarque avec une armée de soixante mille hommes, tant Normands qu’étrangers, et aborde sur les côtes du Sussex. « Si comme il mist pied à terre, dit la Chronique de Normandie, le pied lui failly, et convint qu’il mesit ses deux mains à terre, dont aulcuns distrent que c’était maulvais signe; et il dist tout haut: sachiez que c’est la saisine de ceste terre que Dieu m’a fait prendre à deux mains, et qu’à l’aide de Dieu et de vous, mes amys, je la conquerray; et qui le me contretendra, par la resplendeur Dieu, il y aura bataille. »

En effet, le 14 octobre 1666, il remporte sur son rival la victoire la plus décisive dont l’histoire fasse mention. Harold, ses deux frères et cinquante mille Anglo-Saxons perdent la vie dans cette bataille, dite d’Hastings par les uns, de Senlac par les autres. Les habitants de Londres remettent solennellement la couronne au vainqueur. Satisfait de ces marques apparentes de soumission, Guillaume repasse en Normandie pour jouir des acclamations de ses compatriotes ; mais des révoltes du peuple vaincu le rap- pellent bientôt en Angleterre.

Ce n’est qu’au prix de torrents de sang et d’une politique de violence et d’extermination que le conquérant doit achever son œuvre. Toutefois, ce succès incroyable porte au loin la renommée de Guillaume. Alphonse le Vaillant, roi de Castille, lui envoie demander la main de sa fille. La princesse meurt pendant la traversée. Un autre événement va encore teinter de plus d’amertume les dernières années du duc.

Robert, son fils aîné, auquel il a solennellement promis le duché de Normandie, avant que de partir en expédition, se révolte quand il voit que son père refuse de tenir sa promesse en prétendant qu’il ne veut pas se dépouiller. Une grande partie de la jeune noblesse se range aux côtés de Robert. En 1078, Guillaume vient l’assiéger dans Gerberoy que Philippe, roi de France, a donné à Robert comme refuge. Un jour, le père et le fils combattent l’un contre l’autre sans se reconnaître; le père est blessé. Au cri qu’il pousse pour appeler du secours, Robert, saisi d’horreur, tombe à ses genoux et demande pardon. Le père, honteux d’avoir été vaincu par son fils, lui jette une terrible malédiction et lève le siège. Cependant la reine Mathilde parvient à les réconcilier.

Sur la fin de ses jours, Guillaume prend un énorme embonpoint. Pour réduire son surpoids, il se soumet, sur ordre de ses médecins, à un long régime. Philippe de France, faisant un jour allusion au ventre énorme de son vassal, dit à ses courtisans: «Quand donc ce gros homme accouchera-t-il?» Cette plaisanterie est rapportée à Guillaume. Furieux, il s’écrie qu’il va aller faire ses relevailles à Notre-Dame de Paris, avec dix mille lances en guise de cierges. Sitôt qu’il peut monter à cheval, il rassemble des troupes, entre sur le territoire français et ravage tout sur son passage, surprend à l’improviste la ville de Mantes qu’il livre immédiatement aux flammes. Un brusque écart de son cheval lui cause une blessure ; il est transporté dans un état fiévreux dans les faubourgs de Rouen où son agonie dure encore six semaines. Le 9 septembre 1087, il entend de grand matin une cloche qui sonne l’heure de prime à l’église de Sainte-Marie : « Je recommande mon âme à ma dame, mère de Dieu, s’écrie-t-il en étendant les bras, que par ses saintes prières elle me réconcilie avec son fils, mon seigneur Jésus-Christ ». Et peu après il rend le dernier soupir.

Aussitôt, les chevaliers et les prélats regagnent leurs hôtels ou leurs châteaux, afin de défendre leurs propriétés; les habitants de Rouen se hâtent de cacher leurs biens les plus précieux, les domestiques pillent le palais et abandonnent le corps du roi dans un état complet de nudité. Rien ne prouve mieux l’état anarchique de la société à cette époque. Par ordre de l’archevêque, le cadavre est conduit à Caen et enterré sur un terrain appartenant à un bourgeois qu’il faut dédommager sur le champ.

Les principaux exploits de ce guerrier hardi, entreprenant, autoritaire, féroce et sanguinaire viennent d’être décrits. Mais quels ont été les principaux actes de cet homme politique rusé, prévoyant, riche en ressources, connaissant les hommes aussi bien que les secrets les plus fins de l’art de régner ?

Il réprime, en Normandie, avec la plus grande des vigueurs, l’appétit insatiable de la petite noblesse dont les brigandages ne cessent de dévaster les campagnes. Il apporte une surveillance sévère et constante dans l’administration de la justice et la Normandie lui doit un grand nombre de règlements utiles. À l’exemple de quelques autres souverains, il introduit dans ses États la trêve du Seigneur, pendant laquelle le peuple peut vivre en paix et se livrer à l’agriculture.

En Angleterre, son administration est d’une violence et d’une tyrannie extrêmes; mais il faut reconnaître aussi que certaines de ses institutions, quoique rigoureuses ont eu d’heureuses conséquences dans les époques suivantes et qu’elles ont préparé la splendeur de ce pays, sa liberté et sa prospérité. Il érige dans chaque bourgade des forteresses où, en cas d’insurrection,

les Normands peuvent trouver refuge. Son but constant est de rabaisser les indigènes, de donner la préséance aux étrangers. En peu d’années toutes les dignités de l’Église, toutes les fonctions lucratives ou élevées de l’État et presque toutes les propriétés territoriales passent aux mains des Normands. Selon certains, ce système de proscription à l’égard des évêques et des abbés nationaux, ce changement de hiérarchie, bien qu’ils aient été accompagnés de beaucoup d’injustices, ont été un bienfait pour la nation ; ils tendaient à réveiller le clergé anglais de l’engourdissement intellectuel où il était resté si longtemps plongé et à l’élever graduellement à la hauteur de ses frères étrangers, par la culture de l’esprit et du raisonnement.

Guillaume pensait que l’épée seule pouvait lui conserver la couronne qu’il avait acquise par l’épée. Il perfectionna le système des tenures militaires dont les premiers éléments se retrouvent chez les Anglo-Saxons. On croit qu’il importa de Normandie l’institution des fiefs de chevalerie. Chaque tenancier en chef était obligé d’avoir un certain nombre de chevaliers, ou gardes à cheval, toujours prêts à combattre sous sa bannière et à obéir aux ordres du souverain.

À l’imitation de leur haut suzerain, les tenanciers en chef exigeaient de leurs vassaux le même service libre que le roi leur imposait. Enfin, le système féodal dans tous ses développements, tel qu’il existait en France, fut appliqué à l’Angleterre. L’ordre judiciaire reçut la même organisation qu’en Normandie; mêmes tribunaux, mêmes formes de procédure. Seulement, dans les tribunaux inférieurs, on plaidait le plus souvent dans la langue du peuple, tandis qu’à la cour du roi, les plaidoyers se prononçaient et les jugements se rendaient en normand. Aussi, l’étude de ce langage devint une branche indispensable pour l’éducation. Pour faire respecter les droits de la couronne, Guillaume, qui possédait plus de quatorze cents manoirs, ordonna un arpentage général de toutes les terres du royaume. Le fruit des travaux des commissaires envoyés dans les comtés fut un recueil en deux volumes, que l’on déposa à l’Échiquier ou Trésor royal et qui est parvenu à la postérité sous le titre singulier de Domesday Book ou Livre du Jugement dernier.

Tels sont les profonds changements que le conquérant a fait subir à l’organisation sociale du peuple anglais : encore une fois, à part de grandes injustices et des calamités sans nombre, ils ne manquent pas d’étonner !

On ne peut s’empêcher d’admirer le génie de cet homme que la nation opprimée a couvert de malédictions et d’infamie.

Un fait assez remarquable dans la vie de Guillaume, c’est qu’il se montrait extrêmement chatouilleux sur sa naissance. Lui, dont les chartes portent: Ego Willelmus cognomine bastardus, moi, Guillaume, surnommé bâtard, a fait couper les pieds et les mains à des soldats qui, défendant contre lui un fort près d’Alençon, avaient osé l’appeler «bâtard» et battre des peaux pour lui rappeler l’état de pelletier qui était celui de son grand-père maternel. Il est vrai qu’en cette occasion on cherchait à lui faire honte d’un titre sur lequel il avait tant donné d’honneur.

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