C’était une maison de rendez-vous berlinoise : canapés et fauteuils profonds, piano à queue, tableaux de maîtres, riches tapisseries, glaces et lustres vénitiens. Dans ce somptueux décor, un phonographe distillait de la musique classique, parfois légère. C’était la pension de Kitty Schmidt, renommée pour l’élégance de son personnel féminin et pour la qualité de sa clientèle.
Le SS Obergruppenführer Heydrich était amateur de femmes. Lorsque l’envie lui en prenait, il entraînait, jusqu’à l’aube, l’un de ses officiers dans une infernale tournée des grandsducs. Ses grosses lèvres donnaient à Heydrich un aspect féminin qui le rendait sinistre. Ses mains étaient fines et trop longues. Elles faisaient songer aux pattes d’une araignée.
C’est au cours de soirées de ce genre qu’Heydrich conçut l’idée de créer une maison de rendez-vous, ouverte aux hôtes du IIIe Reich que l’on pourrait ainsi surveiller. Les filles seraient des auxiliaires de police formées à l’art de poser des questions et d’enregistrer les réponses.
Le Salon Kitty était le lieu de rendez-vous des militaires et des hauts fonctionnaires en quête de nouvelles aventures… aventures d’un jour… aventures d’une nuit.
Pour avoir accès au catalogue reprenant l’échantillonnage des jeunes beautés de petite vertu de la maison, il suffisait de prononcer le mot de passe, un mot magique : « Rothenburg ».
Aussitôt le visiteur avait droit à toute la considération de l’hôtesse. Madame Kitty Schmidt, 57 ans, ne paraissait point son âge. Elle avait fait ses valises et s’apprêtait à quitter l’Allemagne, fortune faite. La police avait remarqué les télégrammes qu’elle avait adressés au cours des semaines précédentes à un ami de Londres, en fait l’un de ses anciens clients, personnalité bien connue du monde du spectacle, un certain Sam Levin.
Le 29 juin 1939, lorsqu’elle prit le train de Hanovre, elle était filée par un agent du SD (service de la sûreté de la SS). À 2 h du matin, en gare de Hanovre, elle changea de train et parvint à Oldenbourg, toujours suivie. Vers midi, d’Oldenbourg, elle repartit pour Enschede (Hollande), mais le voyage prit fin après que les douaniers allemands eurent apposé leur cachet de sortie sur son passeport. L’agent du SD se présenta aussitôt et elle fut contrainte de faire gratuitement, mais en 3e classe et sous bonne garde, le voyage de retour vers Berlin.
Katharina Zammit (Kitty Schmidt), à gauche, avec sa fille en 1922
On devine la suite. La fouille. Consignation des fourrures et bijoux, puis la cave de la Prinz-Albrecht Strasse et après une nuit pénible, interrogatoire sur interrogatoire. Enfin après deux semaines de régime carcéral, elle se retrouva le 14 juillet 1939 dans le bureau de Walter Schellenberg, Meineckestrasse, qui lui demanda d’abord de raconter sa vie.
Elle avait débuté comme aide-coiffeuse, puis un vieux et riche client l’avait distinguée et couverte de cadeaux pendant un court temps. Lorsqu’il l’avait quittée, elle était passée de main en main jusqu’en 1914.
Le petit capital qu’elle avait accumulé lui permit, en 1922, d’ouvrir un premier salon à Berlin au 78, Budapesterstrasse.
Dix ans plus tard, ayant arrondi sa pelote et acquis l’art de vivre du charme des autres, elle avait ouvert une nouvelle maison sur le célèbre Kurfürstendamm. Une vingtaine de filles s’y relayaient pour répondre à la demande en cette période d’inflation où un petit nombre d’hommes enrichis par la misère de la majorité se sont mis à jeter l’argent par les fenêtres pour apaiser leur conscience et leurs sens exacerbés.
Tous les Juifs riches de Berlin étaient des clients assidus de Mme Kitty et Sam Levin était l’un d’eux. Certes, cette installation sur l’artère la plus importante de Berlin était une consécration, mais la discrétion vis-à-vis des clients exigeait moins d’éclat et plus de modestie. C’est alors qu’elle monta dans la moins voyante Giesebrechtstrasse, au troisième étage d’un immeuble de rapport, une pension bourgeoise qu’elle dirigeait depuis 1933 : la Pension Schmidt.
Porte arrière
Les bénéfices qu’elle retirait de son commerce étaient régulièrement transférés dans une banque de Londres où elle avait ouvert un compte, en 1934. Des filles de confiance allaient régulièrement y porter ses bénéfices de fin d’année, précieusement cachés dans les dessous de ces demoiselles.
Tout cela, Schellenberg, l’adjoint de Heydrich, le savait, mais son arme était la menace du camp de concentration et le délit était prouvé : le cachet de sortie sur le passeport trahissait les intentions de la dame, amie d’un Sam Levin.
Schellenberg n’eut guère à produire d’efforts pour intéresser et amadouer la fine mouche. La liberté valait bien son accord de travailler avec le SD.
C’est ainsi que naquit le Salon Kitty, idée de Heydrich, dont Schellenberg avait trouvé la directrice responsable… au prix de sa liberté.
Reinhard Heydrich
Toute l’opération sera chapeautée par Heydrich. Ce jeune loup du nazisme était un merveilleux violoniste, un tireur d’élite et un père de famille irréprochable. Walter Schellenberg fut chargé du recrutement et Alfred Naujocks, de l’équipement technique de la maison. Schellenberg engagea des « belles de jour » de la haute société qui acceptèrent avec empressement de travailler ainsi pour la Patrie allemande. Deux d’entre elles, l’une, femme d’un haut magistrat, l’autre, épouse d’un grand médecin, vivaient toujours il y a une vingtaine d’années. Il nous semble préférable de ne pas épiloguer sur l’identité de ces personnes.
Schellenberg inspecta la petite troupe et lui fit suivre des cours spéciaux à l’École de la SS à Sonthofen. Le programme des cours était impressionnant : tir au pistolet, combat rapproché, judo, secourisme, pratique d’au moins cent mots de français, d’anglais, d’italien et d’espagnol, renseignements sur les maladies vénériennes et la contraception, coiffure, maquillage, art de la conversation, cours idéologiques, art du protocole, économie de guerre, identification des insignes, grades et décorations de tous les pays alliés de l’Allemagne, exploitation du renseignement, gastronomie, etc.
En outre, chaque « Auxiliaire » avait fait l’objet d’une fiche approfondie, avec insistance sur le point noir de son passé, de manière à la tenir à merci en toute éventualité, dans le cas où elle envisagerait de ne pas être fidèle à son serment au Führer. On voit que Heydrich ne laissait rien au hasard.
Lorsqu’elles seront opérationnelles, les filles devront être prêtes à répondre instantanément à tout appel de 11 h du matin à 11 h du soir. Aucun contact avec les filles ou entre elles pour d’autres raisons que le service. Aucune fille ne peut rester en liaison avec un client, hors de l’établissement.
Scène du film 'Salon Kitty' de Tinto Brass, 1976
Jamais on n’aurait pu soupçonner ce temple de l’amour d’être un important centre d’espionnage, car les apparences étaient trompeuses. Pourtant, toutes les pièces du salon Kitty dissimulaient dans leurs murs et derrière les tapisseries érotiques, une quantité invraisemblable de micros. Chaque chambre, chaque salon en possédait au moins huit. De telle façon que les conversations les plus intimes étaient écoutées et enregistrées sur disques afin d’en vérifier exactement le contenu.
Tous les soirs, on organisait de petites fêtes au salon Kitty, fêtes qui se terminaient dans un lit à l’ombre d’un microphone. Là, auprès d’une beauté bien en chair, on ne songeait plus ni au Führer, ni à sa mission, se laissant bercer dans les vagues du désir. Dans les caves de l’immeuble, transformées en studio d’enregistrement, on ne perdait pas un mot des propos échangés entre deux soupirs. Ce réseau de microphones et de tuyaux était relié au sous-sol. Là, par l’intermédiaire de cinq tables d’écoute, on pouvait entendre simultanément les confidences échangées sur l’oreiller dans les dix chambres de la pension.
Chaque informatrice devait transmettre tout de suite après son passage dans les bras d’un homme, un rapport détaillé. Le service ne tolérait aucun retard. Le salon Kitty était un trésor de charme et de tendresse !
Un soir, le comte Ciano décida d’oublier ses tracas et s’isola au salon Kitty. On lui servit du caviar, on joua du piano et les bouchons sautèrent. Il acheva sa soirée, chambre 7, dans les bras d’une beauté nordique. Dans la cave, on ne perdait pas un seul mot échangé entre le comte et la « belle d’un soir ».
- Votre Führer n’est qu’un faux jeton, il veut attaquer la Hollande et cet imbécile ne s’aperçoit pas qu’il va se mettre le monde à dos.
- Vous ne pensez pas que nous pourrions gagner la guerre ?
- Votre pays est trop petit face à l’Europe. Enfin, je m’en fiche… tu es si jolie…
Aux tables d’écoute, on s’affairait. Plus tard, Heydrich ordonna de transférer le central d’écoute au siège de la Gestapo, Prinz Albrechtstrasse. On ne comptait plus les clients de Kitty Schmidt. Puis, Berlin devint un enfer.
Scène du film 'Salon Kitty' de Tinto Brass, 1976
L’opération Rothenburg débuta le 1er avril 1940, après une quinzaine de rodages et il semble que les résultats acquis répondirent aux espérances du promoteur. Le salon Kitty fonctionna sans interruption à raison de 30 passes par jour, jusqu’au 17 juillet 1942, date à laquelle il fut détruit au cours d’un bombardement. Le troisième étage fut entièrement démoli. Les jolies auxiliaires furent mutées dans les services de santé de la Waffen SS.
En 1954, une grande foule suivit l’enterrement de Kitty Schmidt. Nous avons retrouvé à Berlin le lieu, restauré, où fonctionnait le salon Kitty. S’y trouve aujourd’hui une certaine Pension Florian, tenue par la fille de Kitty qui eut la grande prudence de nous faire sortir sans accepter la moindre question.