Un vendeur de poulets et un architecte-peintre à l’origine des crèmes glacées

Aux origines de la glace : un pseudo granité

Les premières attestations historiques de la glace remontent au VIe siècle ACN et font mention de l’engouement des Grecs pour un certain type de boissons fraîches, composées de citron, de miel, de jus de grenade, et de neige naturelle ou de glace. Mais, ingénieux, l’homme découvrit également le moyen de fabriquer de la glace quand il n’y en avait pas de disponible sous forme naturelle : en réchauffant de l’eau qu’il portait dans des souterrains très froids, la vapeur d’eau pouvait geler sur la roche. De même, durant le règne d’Alexandre le Grand (IVe ACN), on raconte que des trous furent creusés à même le sol, des glacières, servant à conserver la neige, et que le conquérant exigeait un approvisionnement continu de neige, mélangée à du miel et des fruits pressés pour avoir des boissons rafraichissantes durant les périodes estivales.

Peu après, en s’emparant de la Grèce, c’est au tour des Romains de recourir à cette méthode de conservation des aliments et de réfrigération des boissons qu’ils leur empruntent. En atteste une ancienne recette écrite par Pline l’Ancien, proche du sorbet, qui propose une boisson accessible autant pour les riches que pour le peuple, composée de glace finement broyée avec du miel, du jus de fruits et une autre portion de glace.

Toutefois, avec la chute de l’Empire romain et l’avènement du Moyen Âge, les traces de ces douceurs se perdent, en dehors du territoire de l’Orient où la préparation des boissons glacées se serait peaufinée. Une recette originelle de l’Arabie saoudite fera son chemin jusqu’en Sicile, appelée « sorbetto » (petit sorbet), dont l’origine proviendrait soit du mot arabe « sherbet » (douce neige), soit du turc « sharber » dont dériverait le vocable « chorbet », autrement dit « sorbetto ». La recette se répand alors dans l’entièreté de l’Italie, évoluant vers une formule plus raffinée et légère grâce aux techniques apprises des musulmans recourant à de nouveaux jus de fruits sucrants ; elle remonte ensuite jusqu’en Europe (France, Allemagne, Angleterre).

Le tournant florentin : les créateurs d’une délicieuse science culinaire, Ruggeri et Buontalenti

C’est au XVIe siècle qu’une opportunité sera donnée aux cuisiniers grâce au concours organisé par Catherine de Médicis en 1533, sur le thème de « Le plat le plus singulier qu’on n’ait jamais vu ». Ruggeri, un vendeur de poulets florentin, remportera le concours en cuisinant des recettes antiques oubliées et surtout, grâce à une crème glacée de son invention, une « glace à l’eau sucrée et parfumée » (pour les italophones : ghiaccio all’acqua inzuccherata e profumata), qu’il repréparera pour le banquet de noces de la reine stupéfiant les hôtes autant par leur aspect — Ruggeri avait la réputation de créer de véritables sculptures miniatures — que par leur goût.

Succès à double tranchant, Ruggeri est jalousé, suscite la curiosité des nobles et l’envie des autres cuisiniers, mais Catherine de Médicis refuse d’envoyer son glacier personnel ailleurs. Finalement excédé par ces pressions tous azimuts, Ruggeri décide de retourner à sa vie d’avant à Florence, saluant la reine dans une missive dévoilant sa fameuse recette : « Avec votre permission je retourne à mes poulets, en espérant que tous ces gens me laissent enfin en paix, qu’ils m’oublient et se contentent de déguster ma crème glacée ». Ainsi sa glace se diffuse en France, tandis qu’à Florence, Bernardo Buontalenti, célèbre architecte peintre et sculpteur, passionné également de cuisine, crée une recette à base de sabayon glacé et de fruits ; ce sera à son tour d’entrer en jeu.

Pour l’occasion de la visite d’une délégation espagnole, Cosimo I de Médicis le chargea de l’organisation des festivités avec l’objectif de surprendre les représentants du roi d’Espagne afin de les disposer favorablement concernant son intention d’annexer Sienne dans son duché. Buontalenti innove et crée de nouveaux mets, les « fabuleuses douceurs glacées » (favolosi dolci ghiacciati), une nouvelle recette à base de lait, de miel, de jaune d’œuf et d’une touche de vin, aromatisés à la bergamote, au citron et à l’orange, avec, en prime, du sucre, récemment découvert aux Amériques.

Une seule question se pose : comment a-t-on gardé ces crèmes au frais sans congélateur pour en développer toute une production ?

Habile de ses mains, Buontalenti avait fait réaliser dans les sous-sols du Palais Pitti des espaces pour conserver la neige et la glace et conçut une boîte avec un isolant et un cylindre central dans lequel mettre les ingrédients. Une poignée extérieure permettait d’actionner des spatules afin d’amalgamer le composé pendant qu’il refroidissait. Ainsi naît à proprement parler la glace.

La crème glacée rencontra un franc succès puisque le Grand-Duc atteignit son objectif (annexer Sienne) et recruta par la suite de nombreux cuisiniers pour préparer des glaces en continu, même si cela signifia pour le coup que la République de Sienne perdit son indépendance. Le nom de Buontalenti resta dans l’histoire avec son invention révolutionnaire ; pouvoir geler les matières grasses tels le lait et les œufs tout en conservant une texture crémeuse et veloutée fut une très belle découverte pour la « science culinaire ».

Aujourd’hui encore, si vous vous rendez chez les meilleurs marchands de glaces — en priorité à Florence —, vous aurez probablement la possibilité de goûter des glaces du nom « glace de Florence » (crema fiorentina) ou du nom de son créateur, « la glace Buontalenti » (gelato buontalenti). De même, si vous êtes de passage à Florence, vous pouvez toujours contempler la petite pyramide du parc des Cascine, témoin de la méthode de réfrigération utilisée lors de la Renaissance, servant à l’époque de congélateur, sorte de récipient pour la glace accumulée pendant l’hiver.

Mélanie Castermans

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