Une chanson de près de 5 minutes, sans refrain, une mandoline, des paroles opaques, un titre ambigu et un groupe indie, a priori zéro chance de faire un hit planétaire. C’est pourtant ce qui est arrivé à REM en 1991 avec Losing My Religion… R.E.M, le petit groupe culte du sud, sur les routes dix mois par an, qui devient, au moins pendant deux ans, l’un des plus grands groupes au monde grâce à une chanson que même les anglophones peinent à comprendre.
À commencer par le titre. Losing my religion, un tas d’Américains croient encore aujourd’hui que cela veut dire littéralement ‘perdre sa religion’, sa foi. Là, nous allons faire confiance à Michael Stipe, leader du groupe, qui l’a bien répété mille fois en interviews, il s’agit d’une expression typique du Sud (le groupe est originaire d’Athens, en Géorgie) qui veut dire quelque chose comme ‘être au bout du rouleau’, ‘en avoir marre’… D’accord, mais marre de quoi ?
Michael Stipe, toujours : « Tu en pinces pour quelqu’un, tu fais toutes sortes d’allusions, mais tu n’es pas sûr qu’il comprenne… Voilà de quoi parle cette chanson : tu as été trop loin, tu lui as laissé des indices gros comme une maison, tu as été troublé par sa réaction, ou il s’est dit ‘Houlalaa c’est quoi ce truc ?’, ou alors il n’a même pas réagi… C’est ça, Losing my Religion, ça a été trop loin, tu n’y crois plus, tu as été poussé dans tes derniers retranchements… Bon, maintenant, il y en a qui croient toujours que ça parle de religion, alors que c’est juste une chanson d’amour… » (Rolling Stone)
Et effectivement, quand on se penche sur les paroles, ça fonctionne. Il se rend compte d’une certaine distance entre eux, il en a trop dit, mais il le redit une fois de plus, ou il n’en a pas assez dit (I said too much, I set it up… et plus loin, I haven’t said enough). C’est moi dans le coin, je t’aime en silence, c’est moi sous les projecteurs, je m’expose, je me mets en danger (that’s me in the corner, that’s me in the spotlight). Finalement, ce n’était qu’un rêve, that was just a dream… Pour une histoire d’amour non partagée, ça marche. C’est donc ce rejet (like a hurt lost and blinded fool) qui provoque sa colère, il n’en peut plus, il a tout essayé.
Mais cherchons un peu plus loin, là où Michael Stipe craignait de s’aventurer à l’époque. Et s’il était au bout du rouleau pour une autre raison ? Par exemple le fait de devoir cacher certaines de ses amours, la terrible contrainte de vivre dans le mensonge permanent… tout simplement parce qu’il est homosexuel ? Ce n’est plus un secret depuis quelques années, Stipe est gay, c’est lui-même qui l’a déclaré, mais bien après la sortie de la chanson. Voilà qui donne une autre dimension à Losing My Religion. C’est d’autant plus flagrant lorsque l’on se repasse le clip, totalement imbibé de l’imagerie gay, inspiré par Le Caravage, qui pratiquait avec un bonheur égalé le clair ET l’obscur, et par le martyre de Saint Sébastien, devenu depuis quelques années LA grande icône gay, quasiment un saint patron… Alors, il en avait dit trop ou pas assez ?