René Duchez (1903-1948) s’installa à Caen en 1942, et devint rapidement une sorte de célébrité locale. Les habitants et les Allemands le considéraient comme une sorte de bouffon inoffensif, au point de le surnommer Roger le Con. Membre du nouveau mouvement de résistance Centurie, il cherchait à donner exactement cette impression. Pour faire bonne mesure, il se rendait régulièrement à la Kommandatur, faisant mourir de rire ses occupants, avec des révélations du genre d’avoir vu de Gaulle et Churchill prendre leur café au bar du coin. D’un autre côté, il était un excellent peintre et décorateur, qui travaillait à des prix ridiculement bas, ce qui le conduisit à fréquenter et à se déplacer librement dans les bâtiments les plus sensibles de la ville.
Son contrôleur local était un certain Marcel Girard, un grossiste en ciment, qui avait reçu des Allemands des commandes telles qu’elles ne pouvaient signifier qu’une seule chose : le Mur de l’Atlantique allait être prolongé dans le nord de la France.
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Le Mur fut la plus impressionnante construction de toute la guerre, un complexe défensif partant de la Norvège jusqu’à la frontière franco-espagnole. Des murs de béton de deux mètres d’épaisseur, 13 000 bunkers, 3 300 casemates d’artillerie lourde, le tout protégé par 1 400 chars et 1 800 000 hommes. Sans compter 500 000 obstacles antichars sur les plages, des milliers de kilomètres de fils de fer barbelés et 6 500 000 mines. Ce n’était pas une mince affaire, et les services de renseignements désespéraient de ne pouvoir trouver d’informations sur le positionnement des ouvrages fortifiés, des canons et des tanks en Normandie, pour les raisons que l’on sait. Le réseau local faisait de son mieux, mais les Allemands avaient déclaré la zone côtière interdite, et prouvaient régulièrement leur détermination en abattant quiconque s’y aventurait.
En mai 1943, Duchez apprit que les bureaux caennais de l’Organisation Todt devaient être rafraîchis. Il fit donc une autre de ses offres ridicules, et fut convié à venir présenter un assortiment de papiers peints et à avoir un entretien avec le Bauleiter de Caen, sorte de chef militaire des travaux, en l’occurrence le colonel Otto Schnedderer.
C’était de ce bureau que l’on contrôlait et dirigeait le travail des ouvriers, la plupart des travailleurs enrôlés de force pour construire cette partie du Mur.
Ce n’était donc pas surprenant de voir Schnedderer feuilleter le livre d’échantillons sur un bureau recouvert de plans, pendant que Duchez se tenait debout, fredonnant et se parlant à lui-même. Un moment donné, le colonel fut appelé, et ne manifesta visiblement aucune appréhension à laisser Roger le Con sans surveillance dans son bureau. Celui-ci parcourut rapidement la pile de plans, et fut stupéfait d’en découvrir un marqué « Atlantikwall ».
Sachant qu’il n’avait aucune chance de l’emporter le jour même, il enfonça le plan derrière un lourd miroir, devant lequel il était en train de se faire des grimaces quand le colonel revint, hochant la tête devant les mômeries de Roger le Con.
Schnedderer fit son choix et demanda à Duchez de commencer le lundi suivant, après que l’électricien eût terminé de poser de nouveaux câbles électriques dans les murs. À la sortie du bâtiment, Duchez leva les bras en souriant, demandant aux gardes de le fouiller. Peu désireux de le toucher, ceux-ci lui ordonnèrent de décamper.
Peu après, le plan fut porté manquant, et Schnedderer fit fusiller l’électricien, sans savoir qu’il s’agissait d’un des meilleurs informateurs de la Gestapo à Caen. Duchez retourna dans les bureaux de l’Organisation Todt, pour s’entendre dire que le bureau de Schnedderer était le premier sur la liste, et était vide en attendant qu’il commence.
Laissé seul, il retira le plan et le cacha dans un rouleau de papier peint qu’il emporta en quittant l’immeuble. Le même soir, il se rendit comme d’habitude au « Café des Touristes », qui existe toujours sur le Boulevard du Maréchal Leclerc, et remit les plans à Girard, lequel les expédia à Londres, où les Anglais ne purent en croire leurs yeux. Le plan montrait tous les détails de la section de 200 kilomètres du Mur qui allait courir tout le long du Channel : bunkers, artillerie, postes de commandement, fortifications, absolument tout.
La couverture de Duchez fut finalement grillée en mai 1944 par des agents de la Gestapo étrangers à la ville. Ils se rendirent à son domicile, où sa présence d’esprit lui sauva la mise une fois de plus. Faisant semblant d’être un client furieux, se plaignant que le papier ait été posé à l’envers dans son salon, il se trouvait dans la cuisine en hurlant sur sa femme quand un agent de la Gestapo fit irruption dans la pièce et le flanqua dehors. Ce qui lui permit de rejoindre l’Espagne sain et sauf.