Le 15 juillet 1891, Yakov Yurovsky, âgé de 13 ans, rejoignit la foule d’habitants de sa ville natale de Tomsk (Sibérie occidentale) partie acclamer le Tsarevitch, le futur Nicolas II, paradant dans les rues à bord d’une troïka multicolore. Yurovsky déclara : « Je me souviens combien l’héritier avait belle allure, avec sa barbe brune bien soignée. Arrivé à ma hauteur, il me regarda et me fit un signe de tête. »
Vingt-sept ans plus tard, Yurovsky allait diriger le groupe de tueurs qui exécuta le Tsar Nicolas et toute sa famille.
Membre d’une fratrie de dix enfants, Yakov éprouva un profond ressentiment quand son père le retira de l’école et le mit en apprentissage auprès d’un horloger local, pour y apprendre un métier et ramener un peu d’argent à la maison.
Yakov Yurovsky
Ce ressentiment était encore bien présent en 1897 quand, à l’âge de 19 ans, il mena la première grève ouvrière que Tomsk ait jamais connue. Après que la grève eut été brisée, et que la police tsariste eut catalogué Yurovsky comme dangereux agitateur, toutes les portes se fermèrent devant lui à Tomsk, sans aucune chance de pouvoir retrouver son ancien travail. Il décida de quitter la Sibérie, et pour savoir où aller, il fit appel à la bonne vieille méthode consistant à planter une épingle dans une carte après avoir fermé les yeux. Quand il les ouvrit, le sort avait désigné Iekatrinbourg.
Puisque le destin avait décidé ainsi qu’il serait au bon endroit quand les circonstances l’exigeraient, Yurovsky voyagea jusque-là, s’y maria et s’installa dans une existence perturbée d’agitateur bolchevique. Quand la révolution survint, son zèle fut récompensé par une nomination de commissaire politique local. Il était le choix évident pour prendre le contrôle de la « Maison à destination spéciale », comme les communistes l’appelaient, quand les Romanov y furent gardés en captivité. Il venait d’avoir 40 ans et était alors un enragé anti-tsariste qui avait déjà du sang sur les mains.
Avant que les Bolcheviques ne mettent définitivement les mains sur les rênes du pouvoir des Romanov, l’éphémère Gouvernement Provisoire d’Alexandre Kerinsky (1881-1970) demanda à la France et à la Grande-Bretagne d’offrir l’asile au Tsar déposé et à sa famille, sentant que le temps approchait où les Bolcheviques allaient l’emporter.
La Première Guerre mondiale faisait encore ses ravages, et la Tsarine Alexandra étant connue pour être une sympathisante de l’Allemagne, la France répondit non. L’administration britannique et le Premier Ministre David Lloyd George, favorables à cette idée, répondirent par un « oui » provisoire. Après tout, le Tsar était le cousin de Georges V et sa femme une petite-fille de la Reine Victoria. Alors, pourquoi pas ?
Georges V éprouvait d’autres sentiments. Pour des raisons jamais expliquées, il informa Lloyd George que ses parents ne devaient être autorisés à entrer dans le pays sous aucun prétexte. Quand les nouvelles de leur triste fin arrivèrent en Angleterre, le roi Georges V n’estima pas que c’était là une raison suffisante pour gâcher sa journée, et l’empêcher d’assister au match de cricket au Lords. Chaque famille a ses problèmes, semble-t-il.
Quand les événements se précipitèrent, Kérensky s’envola pour Paris, abandonnant la Russie et la famille royale à la peu probable miséricorde des bolcheviques. Le 22 avril 1918, les Romanov se retrouvèrent sous la garde d’une brute, membre de la Police secrète, nommé Vassili Yakolev, qui reçut l’ordre d’extraire la famille de son lieu de détention à Tobolsk (capitale historique de la Sibérie) et de les ramener à Moscou. Mais les activités de l’Armée Blanche tout au long de la route du convoi obligèrent les responsables à changer d’itinéraire.
Après avoir étudié les plans, Yakolev décida qu’il était préférable de les amener à Iekatrinbourg, à la Maison Ipatiev, placée sous la responsabilité du commissaire Alexander Avadeyev, dont les mœurs auraient fait rougir de honte un néanderthalien.
Yakolev et les Romanov arrivèrent sur place le 30 avril. Il en confia la responsabilité à Avadeyev, qui fit de la vie de ses prisonniers un enfer. Quand il n’était pas occupé à voler leurs biens personnels, il faisait payer aux habitants du cru une entrée pour assister à leurs repas, rajoutant habituellement une couche au spectacle en dansant ivre autour de la table et en volant la nourriture dans leurs assiettes, sous les hurlements de satisfaction des spectateurs.
Maison Ipatiev
Il y a quelques raisons pour lesquelles Avadeyev fut remplacé par Yurovsky. Pas seulement parce qu’il était un ivrogne auquel on ne pouvait pas se fier, mais surtout parce que ses hommes étaient tous des Russes, et que Lénine avait des doutes sur leur volonté d’exécuter les ordres quand viendrait « le moment ». Celui-ci devenant imminent, les Russes seraient-ils prêts à franchir le pas ou bien refuseraient- ils ?
Pièce où se déroula le drame
Non seulement Yurovsky était un bolchevique pur jus, mais il était de plus à la tête d’un détachement de mercenaires hongrois lesquels, Lénine le croyait, n’éprouveraient aucun état d’âme à exécuter la famille royale. Du côté positif également, on considérait que si les exécutions provoquaient une réaction violente parmi la population, toute cette affaire pouvait être imputée à une bande de voyous étrangers, sur lesquels le Kremlin n’avait aucun contrôle.
En ce qui concerne ce qui se passa cette nuit-là, qui d’autre que le meurtrier est mieux à même de le raconter ?
Ce qui suit est le résumé du rapport que l’on suppose avoir été envoyé par Yurovsky après que tout fut consommé, mais celui-ci contient un surprenant anachronisme, qui indiquerait une contrefaçon, mais qui pourrait également signifier un ajout écrit par certains souhaitant garder les détails clairs.
le peloton d’exécution.
Dans la première phrase, il fait référence à Sverdlovsk, ceci constituant un changement d’identité imposée à Iekatrinbourg en 1924 afin d’honorer le chef bolchevique Yakov Sverdlovsk (1888-1919), qui transmit à Yurovsky les instructions de Lénine de massacrer les prisonniers. Cependant, comme indiqué, il pourrait s’agir d’une simple mise à jour du texte destinée à éviter toute confusion aux futurs lecteurs.
« Le matin du 16, je renvoyai Sednev, le garçon de cuisine sous le prétexte qu’il devait rencontrer son oncle à Sverdlovsk. (Cet oncle était en fait déjà mort, mais Yurovsky l’ignorait à ce moment).
Ensuite, je préparai douze revolvers et dressai une liste de ceux qui devraient tirer, en précisant sur qui. Je m’assurai ensuite que le camarade Filipp Goloschyokin avait pris toutes ses dispositions pour qu’un camion arrive à minuit et embarque les corps pour les enterrer. À 23 h, dans la nuit du 16, je rassemblai le peloton d’exécution sélectionné et leur déclarai que nous avions reçu l’ordre d’exécuter les prisonniers. J’envoyai ensuite des instructions aux gardes à l’extérieur et à l’intérieur du bâtiment, les prévenant de ne pas s’en faire s’ils entendaient des coups de feu et leur donnant l’ordre de ne quitter leurs postes sous aucun prétexte.
Le camion arriva avec du retard, aux environs de 1 h 30, après quoi je donnai l’ordre de réveiller les prisonniers et de les emmener dans la pièce préparée dans la cave, en leur indiquant que des troubles proches pouvaient compromettre leur sécurité s’ils restaient dans les étages. Il fallut près de quarante minutes pour que tout le monde soit habillé et regroupé.
Chaque homme du peloton avait sa cible désignée, et l’affaire aurait dû se passer rapidement, mais tout tourna mal.
Alexandra se plaignit qu’il n’y avait pas de chaises, et l’on en amena quelques-unes pendant que les dernières dispositions étaient prises. À ce moment, ils ne montraient aucun signe d’appréhension.
Quand je revins dans la pièce, Alexandra était assise, et Anna Demidova (sa dame d’honneur) également ; les filles étaient debout sur leur gauche. Alexis était assis sur une autre chaise, avec son père et le docteur Botkin devant lui, le cuisinier et les autres derrière.
Je déclarai rapidement à Nicolas que les représentants du Soviet des Travailleurs avaient demandé leur exécution, et je tirai sur lui, après quoi une fusillade désorganisée éclata. La pièce était plus petite que prévu. Certains membres du peloton, qui n’avaient pas pris leurs positions désignées, en face de leurs victimes, tiraient n’importe comment depuis la porte du corridor. L’un d’eux tira dans ma main et je ne réussis qu’à grand-peine à faire arrêter le tir. Alexandra et Demidova étaient encore en vie, mais gisaient sur le sol. Aussi furent-elles achevées d’une balle dans le cœur afin de réduire les épanchements de sang dans la cave. Alexis était assis indemne et terrifié sur sa chaise. Je tirai sur lui. Les filles avaient été touchées, mais étaient encore vivantes, et les baïonnettes échouèrent à leur tour. Finalement, nous dûmes leur tirer à toutes une balle dans la tête. Ce ne fut que dans la forêt que je réalisai la raison pour laquelle il avait été si difficile de les tuer. »
En vérité, le peloton d’exécution avait bu pendant des heures avant de descendre à la cave, et Yurovsky n’avait pas tenu compte du fait que les parois étaient en brique. Les balles tirées par des soldats ivres ricochaient dans toute la pièce. C’était une scène de chaos intégral, certains pleuraient, d’autres éclataient d’un rire hystérique, tirant et donnant de grands coups de baïonnettes et de poignards, avant de dépouiller les corps qui gisaient sur le sol.
Après que les morts eussent été confirmées et les objets volés récupérés, tous les corps furent chargés dans le camion du camarade Filipp et j’ordonnai le nettoyage de la pièce. Il était trois heures le matin du 17 quand nous prîmes le départ en compagnie du camarade Pyotr Ermakov, le seul à connaître l’endroit où se débarrasser des corps.
Ermakov (1884-1952), lui aussi ivre mort cette nuit-là, fut celui qui, après avoir massacré un couple de Grandes Duchesses, avait planté sa baïonnette par deux fois dans le visage d’Anastasia avant de la frapper violemment à la tête à de nombreuses reprises. Ce qui rend lamentables les tentatives de fraude d’escrocs qui essayèrent se faire passer pour Anastasia, miraculeusement vivante, auprès de la communauté des Russes en exil.
... La journée déjà bien avancée et, assez fatigué, je demandai au camarade Ermakov si nous devions encore aller loin. Il me répondit que l’endroit se trouvait derrière la voie de chemin de fer, après le village de Koptyaki. Quand nous arrivâmes sur le lieu de l’élimination, les corps furent dénudés afin de les brûler. Comme je l’ai déjà dit, je réalisai alors pourquoi il avait été si difficile de tuer Alexandra et ses filles. Sous ses vêtements, Alexandra était complètement caparaçonnée de chaînes d’or, et les filles étaient tellement recouvertes de précieux bijoux qu’ils avaient littéralement fait office d’armures. Les joyaux furent rassemblés, les vêtements brûlés, et les corps furent jetés dans un puits de mine.
À partir de là, le rapport mentionne les problèmes de l’élimination des corps, révélant que l’eau du puits les recouvrait à peine. Il fallut les récupérer pour les faire disparaître ailleurs. Certains furent brûlés sur des bûchers avant d’être jetés dans des tombes de fortune ou des mines abandonnées. D’autres furent enterrés dans des trous remplis d’acide sulfurique.
Comme c’est souvent le cas quand il s’agit d’un fait aussi honteux, Yurovsky, une fois revenu à Moscou, ne trouva plus personne qui admettait le connaître. Chacun voulait que le travail soit fait, mais personne ne voulait toucher la main du bourreau.
Après quelques années d’isolement, il fut à nouveau accepté, et on lui donna un poste au Ministère des Finances où il gagna rapidement une réputation de traqueur de vols et de corruption jusqu’à sa mort, en 1938