Danseuse, espionne, résistante : le destin exceptionnel de Joséphine Baker

En se dénudant devant des publics européens, incarnat-elle la « bonne sauvage » qui répondait aux fantasmes colonialistes des hommes blancs ou son sein dénudé fut-il le premier signe de la visibilité des femmes noires et de leur émancipation ?

Le 2 octobre 1925, le théâtre des Champs-Élysées accueille la « Revue Nègre », un spectacle jusqu’alors inédit à Paris, présenté par une troupe de musiciens de jazz, de chanteurs et de danseurs noirs venus d’Amérique. Le spectacle s’achève par l’apparition de
Joséphine Baker, âgée de 19 ans, qui se lance dans un charleston endiablé. Elle grimace, gesticule, roule des yeux, agite dans tous les sens ses bras et ses jambes qui paraissent démesurés. Mais surtout elle est quasiment nue. Elle ne porte en guise de vêtement qu’une ceinture de plumes et ses deux petits seins bruns s’agitent frénétiquement au rythme de la danse endiablée.

Freda Josephine McDonald, appelée plus tard de son nom de scène Joséphine Baker.

Le succès est immédiat, foudroyant, et le spectacle se prolonge aux Folies Bergères, où Joséphine troque ses plumes pour une ceinture de bananes en mousse.

Scandale !

Le 16 novembre 1925, l’académicien Robert de Flers écrit qu’« à l’instant même où [Joséphine Baker] paraît, elle contraint ses genoux aux carnosités les plus affreuses, ses yeux à la loucherie la plus hideuse, son corps à une dislocation qui n’aboutit à aucun tour de force, tandis qu’elle gonfle ses joues à la mode des guenons qui cachent des noisettes ». Des guenons ! Car plus que la nudité, c’est bien la couleur de peau de Joséphine qui est cause de scandale.

En costume burlesque en 1927 (photo de Waléry).

L’image renvoyée par Joséphine Baker à son public est bien faite pour le choquer, lui jetant au visage une représentation de la femme sauvage. Joséphine s’approprie toute la panoplie des images fantasmatiques – et racistes – des noires vues par les Européens. Elle porte une ceinture de bananes, des bracelets aux chevilles et surtout elle a les seins nus, comme ces femmes africaines dont l’image est complaisamment diffusée par les photos des magazines exaltant l’aventure coloniale française. Elle incarne sur la scène des music-halls parisiens ce parfum d’exotisme mêlé d’érotisme, à l’origine de bien des vocations masculines pour les voyages vers la lointaine Afrique.

Joséphine Baker en 1940.

Le spectacle s’exporte : elle danse toujours aussi nue devant le roi Albert Ier de Belgique, en Allemagne où cette apparition dénudée divise le public en deux camps, les partisans du naturisme qui en font leur porte-étendard, tandis que les chemises brunes nazies
la traitent d’untermensch – sous-humain – dans leurs tracts. Joséphine Baker s’installe en France, devient l’amie du Tout-Paris et la maîtresse de Georges Simenon et profite de cette liberté, inconnue aux USA pour une femme noire, de marcher au bras d’un homme blanc sans susciter de scandale. Sa nudité attire les artistes :

Paul Colin la peint, la photographe Madame d’Ora l’immortalise. Au cinéma, toujours aussi peu vêtue, elle incarne Zouzou ou la Princesse TamTam. En octobre 1925, la revue Comedia publiait un article d’André Levinson qui décrivait la nudité de
Joséphine. « Certaines poses de Miss Baker, les reins incurvés, la croupe saillante, les bras entrelacés et élevés en un simulacre phallique, évoquent tous les prestiges de la haute stature nègre. Le sens plastique d’une race de sculpteurs et les fureurs de l’Éros africain nous étreignent. Ce n’est plus la dancing-girl cocasse, c’est la Vénus noire qui hanta Baudelaire. » Une Vénus noire qui s’imposa, par sa nudité et son extravagance, avant d’imposer elle-même un souffle de liberté, qui la conduisit dans la Résistance, puis à la Marche des Libertés à Washington et jusqu’au château des Milandes où elle tenta de créer un monde idéal avec une quinzaine d’enfants adoptés.

Joséphine Baker en 1948.

Cela méritait bien d’être nue. Et d’ailleurs, bien plus tard, elle déclara : « Je n’étais pas vraiment nue ; simplement, je ne portais pas de vêtements ». Pourtant le dessin animé « Les Triplettes de Belleville » fut interdit à sa sortie au moins de 12 ans en Grande-Bretagne à cause de la vision fugace des nichons agités de Joséphine.

S.B.

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