La soirée du 21 juin 1941 était fort avancée quand les trois chefs de l’Armée rouge les plus élevés en grade entrèrent dans le bureau de Staline : le maréchal Timochenko, commissaire à la Défense, le général Guiéorguiï Joukov, chef du grand état-major et son adjoint, le général Nikolaï Vatoutine. Seule une lampe posée sur le bureau éclairait la grande pièce plongée dans la pénombre. Staline tournait autour du bureau et à la vue des arrivants, il alla à la table de conférence sur laquelle était étalée une carte.
– Les généraux allemands ont-ils envoyé un nouveau déserteur pour provoquer un conflit ? demanda-t-il.
Il revenait à la dernière information communiquée par Joukov selon laquelle un caporal allemand était arrivé jusqu’à un détachement soviétique à la frontière. Il affirmait que les troupes allemandes s’installaient sur leurs positions de départ pour un assaut qui devait être lancé dès le lendemain, aux premières heures de la matinée.
Maréchal Timochenko
– Non ! Nous pensons que le caporal allemand a dit la vérité !
Le commissaire Timochenko avait parlé d’une voix ferme, comme pour convaincre Staline que les informations au sujet d’une offensive allemande étaient vraies et les préparatifs très avancés. À ce moment-là, les membres du Bureau politique entrèrent.
– Que devons-nous faire ? demanda Staline.
La fermeté de la réponse de Timochenko avait ébranlé sa conviction que tout ce qui se passait depuis quelques jours à la frontière était une provocation des Allemands. Désespéré, Timochenko savait qu’il ne pouvait pas permettre d’engager une discussion. Le temps manquait pour cela.
Nikolaï Vatoutine
– Il faut immédiatement donner l’ordre aux troupes de mettre sur le pied de guerre toutes les unités des régions militaires frontalières ! dit-il. Il se trouve que le chef du grand état-major, Joukov, a préparé
un projet de directive.
– Lisez-le, dit Staline.
Cependant, le texte n’obtint pas son approbation.
– Il est encore trop tôt pour publier un tel document. Peut-êtreque nous réussirons à résoudre le problème par la voie pacifique. Il faut envoyer une directive brève, en y faisant remarquer qu’une agression peut commencer par des actes de provocation de la part d’unités allemandes. Les troupes des régions frontières ne devaient se laisser entraîner à y répondre sous aucun prétexte, proposa Staline.
L’élaboration d’une nouvelle version ne demanda pas beaucoup de temps et après y avoir apporté quelques corrections, Staline la signa. Vatoutine la prit immédiatement pour l’envoyer aux chefs des régions militaires. Le 22 juin à minuit et demi, elle fut diffusée dans l’éther. C’était 135 minutes avant l’attaque allemande, trop tard. Pire encore pour les Russes, les chefs de nombreuses régions ne reçurent pas les dépêches de Moscou parce que des détachements de diversion allemands se cachaient depuis plusieurs jours en territoire soviétique en attendant l’heure « H ». Ils avaient coupé les lignes téléphoniques.
Guiéorguiï Joukov
Pendant ce temps, l’express Moscou-Berlin filait, traversant avec bruit le pont de Brest-Litovsk. Quand il disparut dans le lointain, un sémaphore se leva, ouvrant la route devant un train de marchandises emportant du blé ukrainien en Allemagne. Joukov téléphona à nouveau à Staline.
– Camarade Staline, un autre déserteur informe de l’attaque préparée pour les premières heures du jour.
– Quel est cet individu ?
– Un ouvrier communiste. Il s’appelle Alfred Liskov, du 222e régiment d’infanterie, 74e division. Il a traversé le Prout à la nage pour arriver dans nos lignes vers 21 heures.
– Fusillez-le pour avoir semé la désinformation, dit tranquillement Staline, puis il raccrocha le combiné.
Un instant plus tard, il prit le corridor au sol recouvert d’un tapis rouge et descendit par l’ascenseur au rez-de-chaussée. Devant l’entrée de l’immeuble se tenait le chef de sa garde personnelle, le général Nikolaï Vlassik. Voyant Staline, il ouvrit la porte de la limousine blindée.
Nikolaï Vlassik
– À Kountsévo, camarade Staline ? demanda-t-il avant que Staline ne disparaisse dans la voiture spacieuse.
La limousine noire et l’escorte d’automobiles de la garde prirent la direction de la Porte Borovietskaïa et filèrent à travers les rues de Moscou endormi. Jusqu’à ce moment-là, il n’y a pas de contradictions dans les récits présentant le déroulement des événements dans le bureau de Staline. Seul le départ du dictateur pour sa datcha peut susciter l’étonnement, alors que la situation aux frontières soviétiques était si confuse. Malgré tout, il ne croyait pas que l’Allemagne allait déclencher la guerre et il voyait dans les rapports alarmants des tentatives de provocation ou de simples malentendus, comme il s’en produit quand un aussi grand nombre de soldats sont regroupés.
C’était la nuit du samedi, et Staline partait à son habitude pour Kountsévo situé à 35 kilomètres de Moscou. Le retour au Kremlin ne lui aurait pas pris plus d’une demi-heure. Nous pouvons donc supposer que, en ayant déjà assez des prévisions sombres de ses généraux, le dictateur avait décidé de se reposer dans sa petite maison forestière, d’autant que le dimanche s’annonçait beau. Nous ne savons pas à quelle heure il est rentré au Kremlin.
Joukov était dans son bureau au grand état-major. Il ajoutait foi aux informations des déserteurs confirmées par les patrouilles observant le mouvement peu ordinaire de l’autre côté de la frontière. En de nombreux endroits, les Allemands avaient bien dressé de hautes palissades ou pendu des couvertures pour boucher la vue aux observateurs soviétiques, mais il n’y avait pas moyen de cacher le grondement des moteurs, tout le bruit des troupes allant prendre leurs positions.
Juste après trois heures, le vice-amiral Oktiabrskiï, commandant de la Flotte de la mer Noire, téléphona à son supérieur, le commissaire à la Marine de guerre, l’amiral Nikolaï Kouznietsov, pour l’informer que ses bateaux avaient été attaqués dans le port de Sébastopol par des avions allemands. Peu après arriva une autre nouvelle alarmante : le commandant de la Flotte de la Baltique signalait des mouvements de bâtiments allemands dans le golfe de Finlande.
L’amiral Kouznietsov décida de ne pas attendre plus longtemps et d’informer Staline. Au Kremlin, l’officier de jour, Loguiniev, prit la communication. Il répondit :
– Le camarade Staline est absent.
Il ne lui était pas permis de dire que Staline était allé dans sa datcha. Il ne le savait peut-être pas car l’existence de cette maison dans la banlieue de Moscou était entourée d’un secret absolu et connue seulement d’un cercle étroit de collaborateurs du dictateur. L’amiral ne renonça pas.
– J’ai une information d’une importance exceptionnelle que je dois communiquer au camarade Staline en personne !
– Je ne peux pas vous aider, répondit Loguiniev en mettant fin à la conversation.
L’amiral rappela quelques minutes plus tard. Il ne put trouver Staline nulle part, il se décida donc à révéler le secret à l’officier de jour.
– Informez le camarade Staline que des avions allemands bombardent Sébastopol ! C’est la guerre !
Cette information n’est jamais parvenue à Staline. L’officier la transmit à Guiéorguiï Malenkov et celui-ci, offusqué, appela Kouznietsov. Il le réprimanda en refusant d’accepter quelque explication que ce fût :
– Vous rendez-vous compte de ce que vous racontez !?
À 3 h 30, le chef d’état-major de la région militaire Ouest téléphona au grand état-major.
– Des avions allemands bombardent les villes de Biélorussie, dit-il.
Trois minutes plus tard, le chef d’état-major de la région militaire de Kiev, le général Pourkaïev fit état de raids aériens sur des villes d’Ukraine. C’était un afflux toujours croissant de rapports. Il n’était déjà plus
possible d’avoir le moindre doute. Il ne s’agissait plus d’incidents de frontières. C’était la guerre !
Le 22 juin 1941 juste avant quatre heures, le général Guiéorguiï Joukov téléphona au commissaire à la Défense et lui signala qu’il avait reçu plusieurs appels au sujet du bombardement de villes soviétiques par des avions allemands. Timochenko ordonna d’en informer Staline. La sonnerie retentit longtemps. Le général Vlassik mal réveillé finit par répondre.
– Qui est à l’appareil ?
– Le chef du grand état-major, Joukov. Je vous demanderais de me mettre immédiatement en communication avec le camarade Staline.
– Comment ? Maintenant ?! Le camarade Staline dort.
– Je vous prie de le réveiller, tout de suite ! Les Allemands bombardent nos villes !
Au bout de trois minutes, Staline vint au téléphone. Il écouta le rapport et ne répondit pas. Le silence dans l’écouteur se prolongeait. Joukov se décida à demander :
– M’avez-vous compris ?
Le silence durait toujours. Au bout d’un instant seulement, Staline demanda :
– Où est le commissaire du peuple ?
– Il est en conversation avec la région militaire de Kiev.
– Venez au Kremlin avec Timochenko. Dites à Poskriébychev de convoquer tous les membres du Bureau politique.
Ce tableau des événements qui se sont déroulés au grand état-major à l’aube du 22 juin a été présenté par le maréchal Guiéorguiï Joukov dans ses Mémoires, et cela a été considéré comme la version la plus crédible. Pourtant, beaucoup de points remettent en question la véracité de toute cette relation. Tout d’abord, pourquoi le commissaire à la Défense, un maréchal, a-t-il chargé le chef du grand état-major, un général, d’informer Staline que la guerre avait commencé ? Dans la vie d’un pays, il n’y a pas d’événement plus important. Il est difficile d’imaginer que dans un tel moment, l’homme responsable des forces armées et de la défense du pays se dérobe à l’obligation d’en informer ses supérieurs et confie ce soin à un inférieur par le grade et par la fonction ! Il résulte de la relation de Joukov que Timochenko considérait qu’une conversation avec le chef d’une région militaire était plus importante et que, ainsi occupé, il aurait commandé à Joukov de prendre contact avec Staline !
Cela n’est guère vraisemblable, mais si Joukov a menti, personne ne peut le contredire : ses Mémoires ont paru en 1970, 17 ans après la mort de Staline et 4 ans après celle de Timochenko. Le général Vlassik qui a répondu à Kountsévo à l’appel téléphonique de Joukov ne s’est jamais exprimé à ce sujet. Des fonctionnaires du NKVD ont affirmé après la guerre que c’est leur chef, Lavrientiï Béria, qui a informé Staline du
commencement de l’agression allemande. Cela n’est guère crédible, si l’on considère qu’auparavant, quand il avait demandé la démission de Diékanozov, Béria avait rappelé l’intelligence avec laquelle le camarade Staline avait prévu que la guerre n’aurait pas lieu en 1941 ! Dans une telle situation, il aurait été pour lui préférable de faire le mort et de laisser Staline oublier ce rapport. Pendant ce temps, une intense activité des diplomates allemands et soviétiques se poursuivait.
Lavrientiï Béria
À Berlin, le premier secrétaire de l’ambassade soviétique Valentin Biériejkov appelait le ministère des Affaires étrangères pour demander que son chef, l’ambassadeur Diékanozov, puisse rencontrer Ribbentrop. Il apprit que le ministre participait chez Hitler à une délibération importante et qu’il était très occupé, ce qui évidemment était un mensonge. D’habitude en effet lors des prises de décisions les plus importantes, les hommes politiques allemands recevaient l’ordre du Führer d’aller, ou de faire semblant d’aller, loin de Berlin.
Devant le silence de la capitale du Reich, Staline ordonna à Molotov d’entrer en contact avec l’ambassadeur d’Allemagne qui, convoqué, se présenta au commissariat aux Affaires étrangères à 21 h 30. Il croyait qu’il allait avoir à faire face à la question sans détour : la guerre va-t-elle commencer d’une minute à l’autre ?
À son grand soulagement, Molotov ne fit que présenter une protestation contre la violation de l’espace aérien soviétique, après quoi la conversation se déroula dans une ambiance amicale. Le Russe s’efforça de sonder à quel point les Allemands étaient prêts à engager de nouvelles négociations dans le but de normaliser les relations entre les deux pays, ce à quoi Schulenburg donna une réponse tortueuse. À un certain moment, Molotov demanda pourquoi les femmes avaient été renvoyées de l’ambassade d’Allemagne.
Molotov et Staline
– Les vacances sont commencées, répondit calmement Schulenburg. D’ailleurs, elles ne sont pas toutes parties. Beaucoup sont restées.
Molotov haussa les épaules, faisant voir par là qu’il n’attachait pas grande importance à cette question. De cet entretien, il ne ressortait donc rien qui aurait pu alarmer les Russes. À Berlin, deux heures plus tard, l’ambassadeur Diékanozov put enfin avoir un entretien au ministère des Affaires étrangères. Il ne fut toutefois pas reçu par Ribbentrop, mais par le secrétaire d’État von Weizsäcker. Cette conversation aussi porta essentiellement sur les violations de l’espace aérien soviétique et n’apporta rien de nouveau. L’Allemand rejeta la protestation, affirmant que les avions soviétiques survolaient aussi le territoire de l’Allemagne.
Les sources diplomatiques n’apportèrent donc aucune mise en garde. Staline pouvait tranquillement aller à Kountsévo. C’est seulement à trois heures que l’ambassadeur von der Schulenburg reçut une dépêche de Berlin ordonnant de détruire les chiffres et les machines à chiffrer et de remettre sans délai au commissaire soviétique aux Affaires étrangères une note informant de la déclaration de guerre.
À 4 h 30, Joukov et Timochenko entrèrent dans le bureau du Kremlin. Là se trouvaient déjà tous les membres du Bureau politique convoqués par Poskriébychev. Staline, blanc comme un linge, était assis immobile derrière son bureau et éteignait sa pipe dans sa main. Peut-être ne croyait-il pas encore au déclenchement des hostilités. Tous attendaient le retour du commissaire aux Affaires étrangères Viatcheslav Molotov qui était sorti pour rencontrer l’ambassadeur d’Allemagne.
Friedrich von der Schulenburg accompagné de l’interprète Gustav Hilger lut une dépêche de Berlin par laquelle le gouvernement allemand informait qu’en raison de la concentration de troupes soviétiques dans les régions frontières, il était obligé de prendre des contre-mesures. Il n’y avait pas un mot sur la guerre.
– Je pense que c’est une déclaration de guerre, dit Molotov après un moment de silence.
Sans un mot, Schulenburg écarta les bras comme pour exprimer son impuissance. Molotov reprit contenance.
– La nouvelle que je viens de recevoir, dit-il en haussant la voix de plus en plus, ne signifie rien d’autre que la guerre. Les unités allemandes ont franchi la frontière et voilà déjà une heure et demie que des villes soviétiques, Odessa, Kiev et Minsk sont bombardées.
Il poursuivit, parlant d’une agression non provoquée, d’une guerre contre l’Union soviétique malgré le pacte de non-agression et d’amitié liant les deux pays. Il expliqua que les troupes soviétiques se trouvaient dans les régions frontières en raison des manoeuvres d’été en cours là-bas et que si leur présence inquiétait le gouvernement du Reich, il aurait suffi d’une note et elles auraient été retirées. Au lieu de cela, l’Allemagne avait déclenché un conflit aux conséquences incalculables !
– Nous n’avons vraiment pas mérité cela, dit-il pour finir. Schulenburg ne répondit pas. Les instructions qu’il avait reçues de Berlin lui interdisaient tout commentaire. Il rappela seulement que conformément aux principes du droit international, le personnel de l’ambassade devrait quitter l’Union soviétique sans empêchements.
Molotov manifestement ébranlé déclara après son retour dans le bureau de Staline :
– Le gouvernement allemand nous a déclaré la guerre. Staline qui s’était levé d’un bond de derrière son bureau en le voyant entrer se laissa retomber sur sa chaise. Il resta silencieux pendant de longues minutes.
Joukov se décida à rompre le silence et proposa de jeter dans la bataille toutes les forces des régions militaires frontières et d’arrêter l’ennemi. Le commissaire Timochenko rectifia :
– Pas arrêter, mais détruire !
Staline se décida à prendre la parole :
– Publiez une directive.
L’ordre de repousser les armées allemandes et de passer à la contr-eoffensive sur tout le front fut transmis aux régions militaires à 7 h 15. C’était l’expression d’une incompréhension absolue de la situation dans l’armée et en première ligne. Là-bas, l’armée allemande appelée armée de l’Est (Ostheer) était lancée, appuyée par les armées roumaine et hongroise, au total 120 divisions d’infanterie, 2 500 000 hommes, 3 350 chars, 48 000 canons et mortiers et 2 200 avions. Les forces de l’Armée rouge dans l’ouest du pays comptaient 2 900 000 hommes dans 170 divisions, 38 000 canons et mortiers, 1 470 chars de modèles nouveaux sur les 22 à 24 000 qu’elle possédait en tout, et environ 1 500 avions de modèles nouveaux sur plus de 3 000 stationnés dans ces régions. Le rapport de forces n’annonçait pas le cataclysme qu’apportèrent les premiers jours de combat, mais à peine 54 divisions d’infanterie et 2 divisions de cavalerie étaient sur le pied de guerre. Des trains de carburant et de munitions étaient à l’arrêt dans les gares, tout à fait sans
protection contre les attaques aériennes. Les avions transférés des profondeurs du pays sur des terrains de campagne, bien rangés, aile contre aile, présentaient une cible de rêve pour les aviateurs allemands.
Un seul, touché, répandait immédiatement son essence en feu et ses munitions en train d’exploser sur les autres, faisant que l’incendie gagnait tout le terrain d’aviation en quelques minutes. De nombreux appareils s’étaient posés la veille sans munitions et sans essence, qui devaient arriver dans les jours suivants. Leurs équipages ne pouvaient que regarder les avions allemands tourner impunément au-dessus d’eux. Partout, la Luftwaffe récolta une moisson terrible : en huit heures et demie, elle détruisit environ 1 200 appareils soviétiques (dont de 70 à 80 % au sol), obtenant la maîtrise absolue des airs.
La 48e division d’infanterie de la région militaire spéciale de la Baltique, partie de Riga, était en marche, vers le front, quand juste au-dessus des arbres arrivèrent des chasseurs Messerschmitt Bf-109. Ils tirèrent les premières rafales contre les soldats et les officiers complètement pris au dépourvu ; aucun d’eux n’avait pensé à organiser la défense antiaérienne. Juste aussitôt, haut dans le ciel apparurent les bombardiers en piqué Ju-87. Avec une précision extraordinaire, ils lancèrent leurs bombes de 250 kilos sur la route encombrée.
Le raid de 20 minutes causa à la division des pertes si considérables que lorsque les unités allemandes arrivèrent, elle n’était déjà plus capable de se défendre et qu’elle fut entièrement détruite. Deux divisions, la 5e et la 126e, étaient sur des terrains de manœuvre à environ 100 kilomètres des casernes. Elles ne purent arriver aux endroits désignés pour faire le plein de munitions, de vivres et de carburant.
Les unités de défense antiaérienne affectées à la défense de Minsk achevaient des manœuvres sur des terrains situés à 430 kilomètres de cette ville. Dans la région de Tilsit, la 125e division d’infanterie tint tête
à tout le 4e groupe blindé allemand, mais elle fut balayée par 3 de ses divisions blindées et 2 divisions d’infanterie. Elle n’avait aucune chance dans cette confrontation. Le tableau d’un chaos épouvantable dans lequel des divisions entières se perdaient fut encore aggravé par les officiers, incapables d’organiser la défense, de maîtriser la panique qui s’emparait des soldats après les attaques soudaines des Allemands : ils ignoraient où se trouvaient leurs unités. Les chefs de compagnie et de bataillon, dont beaucoup ne savaient pas lire une carte, recevaient des ordres contradictoires ou, privés de toutes directives, conduisaient leurs
unités droit sous les canons et les mitrailleuses des chars allemands.
Au matin du 22 juin, Staline ne connaissait pas encore toute l’étendue de la catastrophe. La liaison avec les unités et les officiers était coupée, des informations contradictoires affluaient du front. Est-ce pour cela qu’il ne se décida pas à parler au peuple mais chargea Viatcheslav Molotov de le faire ? C’est l’explication la plus vraisemblable de l’événement qui eut lieu le 22 juin à 12 h 15. Le présentateur annonça :
– Ici Moscou ! Vous allez entendre une allocution du viceprésident du Conseil des commissaires du peuple, le commissaire aux Affaires étrangères Viatcheslav Mikhaïlovitch Molotov.
Molotov, disant qu’il parlait au nom du gouvernement et de Staline, informa de l’attaque traîtresse. Les nerfs de Staline n’ont pas lâché et il ne s’est pas caché à Kountsévo. C’est la version qu’a présentée bien des années plus tard Nikita Khrouchtchov, mais dans ces jours-là, il était loin, à Kiev. Il ne savait donc pas grand-chose de ce qui se passait autour de Staline. Tous les documents et les souvenirs des hommes qui étaient au Kremlin montrent que le dictateur travaillait très intensivement.
D’après les notes des employés de son secrétariat, le premier jour de la guerre, il tint 29 réunions, le lendemain, 21. Il en fut de même pendant les jours qui suivirent. À son habitude, il travaillait jusque tard dans la nuit. Les unités allemandes s’enfonçaient en Union soviétique à une vitesse sans précédent dans les guerres : le premier jour, de nombreuses divisions avancèrent de 60 à 90 kilomètres ! Le 29 juin, elles avaient déjà contourné Minsk, encerclant le gros des forces du front Ouest. Cela signifiait qu’elles n’étaient plus séparées de Moscou que par une étendue vide ! Il semblait que la poursuite de la guerre n’avait déjà plus de sens et qu’il fallait en toute hâte chercher des solutions autrement que par les armes.
Un complot a-t-il alors été fomenté au Kremlin visant à écarter Staline du pouvoir et à le faire comparaître devant un tribunal comme coupable de la grande défaite ?
Le 29 juin, on en serait arrivé, paraît-il, au grand état-major, à une dispute entre Staline d’une part et Joukov et Timochenko de l’autre, si violente que Joukov exigea que Staline sorte et ne les gêne pas dans leur travail. C’était le signe le plus apparent que les heures du dictateur étaient comptées. Béria l’aurait, paraît-il, prévenu du complot et lui aurait conseillé de quitter Moscou immédiatement.
Staline passa la nuit du 29 au 30 juin dans sa datcha où se rendit une délégation du Bureau politique. Rien n’explique pourquoi ils partirent pour Kountsévo dans la nuit du samedi. En les voyant entrer dans la pièce, Staline demanda :
– Qu’est-ce qui vous amène ?
Est-ce qu’il s’attendait au pire ? À se voir annoncer que comme responsable de la défaite, il était arrêté et passerait en jugement ? Cela était très possible. Dans la situation d’effondrement total et de pertes immenses, le rejet de la culpabilité sur le dictateur renversé aurait permis de calmer le peuple et d’entreprendre avec Hitler des négociations au sujet de l’arrêt des opérations militaires. La honte d’une pareille solution serait retombée sur Staline, alors déjà mort.
Molotov déclara à l’improviste que Staline devrait instaurer un Comité de Défense nationale (GKO) et se mettre à sa tête pour coordonner toutes les activités de défense. Avaient-ils été obligés pour cela d’aller à Kountsévo pendant la nuit ? Ils ne pouvaient pas s’entendre là-dessus par téléphone, ou attendre le retour de Staline à Moscou ?
La suite des événements semble confirmer la possibilité de la préparation d’un complot par les plus hauts chefs des armées. Le lendemain matin, Staline revint au Kremlin et peu après, le commissaire à la Défense fut relevé de son poste et envoyé à Smolensk pour y prendre les fonctions de chef du front Ouest. L’adjoint au chef du grand état-major, Vatoutine, quitta lui aussi Moscou, comme chef d’état-major du front Nord-Ouest. Il ne resta que Joukov, ce qui était tout à fait compréhensible : Staline l’estimait à sa juste valeur et il avait besoin de lui. Dans de telles circonstances, il était capable d’oublier les vexations les plus cuisantes, provisoirement, évidemment. Joukov devait s’en convaincre en 1946, quand le dictateur prononça contre lui un verdict de mort.
Ce qui s’est passé à Moscou dans la dernière semaine de juin 1941 est aujourd’hui encore le plus grand secret de la première phase de la guerre secrète de Staline. Plus fort après avoir maté la grogne, il partait pour une nouvelle étape.