Que s’est-il réellement passé dans le Gévaudan (actuel département français de la Lozère) entre les années 1764 et 1767 ?
Quatre années sanglantes au cours desquelles près de deux cents personnes – pour la plupart des femmes, des jeunes filles et des enfants des deux sexes – sont mortes égorgées et mutilées par… une bête monstrueuse. Deux siècles et demi après les faits, une lourde chape de mystère pèse encore sur cet épisode effroyablement dramatique et peu glorieux de la petite histoire de France. La configuration des lieux et le contexte de l’époque ont sans doute contribué à épaissir une énigme qui rejoint dans les annales judiciaires d’autres « affaires non résolues » comme celle du vampire de Düsseldorf. Toutes les hypothèses ont été avancées : aucune n’a pleinement satisfait les nombreux investigateurs, officiels ou amateurs, qui au fil du temps se sont succédé pour tenter d’élucider cet incroyable casse-tête.
Des forêts obscures et inhospitalières
Plantons le décor et remontons le temps.
Entre les vallées supérieures du Lot et de la Tuyère s’étend un haut plateau granitique, voué de longue date à l’élevage. La nature y est rude, sauvage, le relief tourmenté. Entre cimes et gouffres, des ruisseaux dégringolent furieusement au fond de chaque crevasse. Les forêts sont denses, obscures, inhospitalières. Ne s’y sentent à l’aise que des hordes de loups affamés et quelques bandits de grand chemin. Les hivers sont interminables et des vents violents y soufflent en rafales. En ce temps-là, pas de route à travers la montagne, seulement quelques sentiers de chèvres, où il est toujours hasardeux de s’aventurer.
Dès le soir tombé, les habitants se calfeutrent dans leur maison de pierres, sans fenêtre pour ne pas laisser entrer la bise mordante ou les bourrasques tombées de la montagne. On se réunit autour de l’âtre pour économiser les chandelles, on écoute le feu crépiter, le toit craquer et les arbres gémir sur le plateau. Les guerres de religion n’ont pas fini de saigner la France jusque dans ses campagnes les plus reculées. Les paysans du Gévaudan ne pensent qu’à survivre, à échapper à la famine. Ils s’accrochent à leurs maigres troupeaux. Deux ou trois vaches sont toute la fortune d’une famille.
Sauvée par ses vaches
Dans les premiers jours de juin 1764, c’est la première alerte : une femme est revenue au village de Langogne, le corsage en lambeaux, les bras ensanglantés, le corps couvert de griffures. Avant de s’enfuir, elle a juste eu le temps d’entrevoir son agresseur dans la pénombre : « On aurait dit un loup, raconte-t-elle à bout de souffle. Mais la bête était de la taille d’un veau, avec une fourrure roussâtre sur les flancs et le ventre, une tête très allongée, une gueule énorme, de longues dents, des griffes de belle dimension, une sorte de crinière noirâtre sur le cou, une queue épaisse et touffue, une raie noire au milieu du dos… » La pauvre devait la vie sauve à ses vaches qui avaient foncé sur le fauve pour lui faire barrage de leurs corps.
Perplexité des villageois. Certes, les loups sont encore nombreux dans la région. Et certains sont de belle taille. Mais ces animaux n’ont pas l’habitude de se frotter volontiers aux humains. Les moutons sont des proies tellement plus faciles. Et puis, la description donnée de la bête correspond assez mal au profil bien connu du canis lupus traditionnel. Dès le mois de juillet, pourtant, les horreurs vont commencer à se succéder. Le cadavre d’une jeune bergère est retrouvé à moitié dévoré. Le foie, les intestins, le cœur, le ventre ont été rongés. Quelques jours plus tard, une autre jeune fille, puis un jeune garçon sont découverts baignant dans leur sang, à proximité de leur troupeau.
Ventres fouillés, têtes arrachées
Au crépuscule, les habitants d’un village voisin sont alertés par les cris d’une femme qui vient d’être terrassée par une bête énorme. Ils accourent, armés de fourches, de serpes et de haches, les seules armes dont ils disposent. L’aristocratie locale, vivant dans la hantise permanente d’un soulèvement populaire, ne permet pas aux paysans de posséder des armes à feu. Le monstre réussit à s’échapper à la faveur de l’obscurité.
Dès cet instant, la liste de ses méfaits ne va plus s’arrêter : litanie monotone, sinistrement meurtrière. Presque chaque jour, le même scénario se répète en divers endroits du Gévaudan : à la lisière d’un bois, des vêtements ensanglantés, des restes humains méconnaissables. La « bête » semble se réserver les morceaux de choix : ventres fouillés, peau du crâne arrachée. La tête est souvent sectionnée et retrouvée un peu plus loin…
La panique s’installe dans tous les villages alentour. Dans chaque chaumière, le monstre est devenu l’unique sujet de conversation. Les hommes confectionnent des lances de fortune : un couteau fixé au bout d’un manche en bois. Les enfants ne peuvent plus sortir dès la tombée du jour. Mais, aux premières lueurs de l’aube, ils devront pourtant bien retourner dans les pâturages garder les troupeaux. Et, bientôt, les tueries prennent l’allure d’une hécatombe…
On dirait un loup mais…
L’affaire ne tarde pas à venir aux oreilles des seigneurs du comté, pour qui la chasse reste le passe-temps le plus exaltant. Les aristocrates du Gévaudan, mais aussi du Vivarais et de l’Auvergne, mobilisent meutes et équipages pour se lancer à la poursuite de la bête. Ravins, fourrés, précipices, rocaille rendent les poursuites exténuantes et dangereuses. Pour se faciliter la tâche, les châtelains réquisitionnent des milliers de paysans pour leur servir de rabatteurs.
Un premier bilan invite à crier victoire un peu trop vite : quelques dizaines de loups de belle taille figurent parmi les trophées de chasse. Les aristocrates pavoisent : bonnes gens, vous pouvez vous rendormir tranquilles… Las ! Quelques jours plus tard, les nouvelles terrifiantes arrivent de partout à la fois. Des jeunes filles, des enfants sont égorgés en différents endroits, comme si la bête possédait le don d’ubiquité. Ou comme si elles étaient plusieurs… Tous les loups du Gévaudan seraient-ils devenus fous en même temps, des tueurs ivres de sang humain ?
Les carnages se situent principalement au centre d’un vaste triangle incluant le village de Paulhac en Margeride, le mont Mouchet et la Besseyre-Saint-Mary. Les rares rescapés du monstre ont toujours les mêmes mots confus pour le décrire : « On dirait un loup mais ce n’est pas un loup… » Plus grand, plus gros, plus féroce, avec cette bizarre fourrure rousse et cette insolite raie noire au milieu du dos qui ne répondent pas au signalement habituel.
Un animal sauvage évadé d’un cirque ?
On commence à avancer l’hypothèse d’un animal différent : un croisement hybride avec un lynx, un ours ou quelque bête fabuleuse ? Un animal sauvage évadé d’un cirque ambulant ? Mais rien de sérieux ne vient étayer ces suppositions. Alors, quand la raison y perd son latin, l’irrationnel est toujours prêt à prendre la relève. Le clergé ne tarde pas à y voir une nouvelle manifestation du diable, une incarnation de Satan. L’occasion est belle de ramener les ouailles affolées dans les églises, de les inviter à se repentir de tous leurs péchés pour mettre fin à la malédiction divine. Des offices religieux sont célébrés dans toutes les paroisses.
Le roi se fâche…
Les nouvelles sont remontées très loin, très haut. Jusqu’à la cour du roi de France. Louis XV ne veut pas l’entendre de cette oreille. Le monarque ne cache pas son agacement devant un fait divers qui échauffe autant les esprits. Comment une bête, fût-elle féroce, pouvait-elle échapper à tant de chasseurs chevronnés et même à une compagnie de dragons à cheval, ces militaires d’élite, qui n’avaient réussi qu’à se couvrir de ridicule en prêtant main-forte aux seigneurs locaux ? Le souverain décide d’envoyer sur place Antoine de Beauterne, grand louvetier du royaume, accompagné de quatorze garde-chasses et d’une quarantaine de chiens pisteurs, les meilleurs de France. En même temps, dix mille livres de récompense sont promises à qui ramènerait la dépouille de la bête à Paris.
La bête n’est pas morte…
Des nouvelles battues d’une ampleur sans précédent sont entreprises, rassemblant plusieurs milliers d’hommes. Mais, avec une obstination diabolique, la bête continue à frapper chaque fois où on ne l’attend pas, mettant plusieurs lieues de distance entre chacun de ses forfaits. Quand, au mois d’août 1765, un loup noir énorme est abattu par un garde-chasse à proximité de Paulhac, chacun veut croire à la fin du cauchemar. De fait, une accalmie s’installe. À Paris, on décide en haut lieu que la « bête est morte » et que l’on peut tourner la page. Mais, dès le mois suivant, les massacres reprennent de plus belle. Les autorités ont choisi désormais comme politique d’étouffer toute information concernant ces nouveaux bains de sang. Cela fait vraiment trop désordre. Les deux années suivantes, les habitants du Gévaudan continueront à vivre dans un climat de terreur… mais dans un silence forcé.
D’étranges rumeurs commencent cependant à circuler dans la région. De nouveaux témoignages mettent en lumière les comportements étranges de la bête : sa façon diabolique d’échapper aux chasseurs, de brouiller les pistes, d’être toujours si parfaitement renseignée sur les plans de ses poursuivants. Certaines de ses attitudes également ont paru peu conformes à la morphologie d’un quadrupède : ne l’a-t-on pas vue emporter un enfant « sous le bras » et arracher une fourche des mains d’un paysan ? La cruauté de ses mœurs, enfin, éveille aussi quelques soupçons : ne semble-t-elle pas s’acharner un peu trop volontiers sur les parties génitales de ses victimes ? Et comment expliquer cette sorte de rituel macabre qui se renouvelle fréquemment autour des cadavres ?
Un personnage inquiétant…
Un personnage assez trouble est de plus en plus souvent montré du doigt : Jean Chastel, un garde-chasse, hirsute et misanthrope, qui vit dans une cabane au milieu des bois, entouré de chiens à demi-sauvages. On lui prête une réputation sulfureuse de jeteur de sorts. On le dit aussi étrangement intime avec les loups. Ses deux fils partagent son existence de rebelle. L’un d’eux a déjà eu maille à partir avec la justice pour une sombre affaire de viol. Mais les Chastel, on les sait intouchables et ils se croient tout permis. Excellents chasseurs, ils sont un peu les hommes à tout faire du puissant seigneur local, le marquis d’Apcher, ce dernier ayant pour neveu le comte de Morangiès, considéré dans la région comme un débauché notoire. Les Chastel vont parfois en prison, mais ils n’y restent jamais longtemps. Chaque fois, une intervention occulte leur épargne la potence ou les galères.
En l’an 1767, la bête est toujours insaisissable et poursuit ses tueries. Mais les rumeurs sont devenues étouffantes et n’épargnent plus les grandes familles aristocratiques du Gévaudan. Le 17 juin à 17 h, Jeanne Bastide, une fillette de 9 ans, sera la dernière victime officiellement recensée du monstre du Gévaudan. Deux jours plus tard, une battue décisive est organisée par le marquis d’Apcher et son armée de rabatteurs. Jean Chastel, le maudit, est au nombre de ceux-ci. Et c’est lui qui, providentiellement posté au bon endroit, tirera le coup de fusil historique. Un loup est tombé, ni plus grand ni plus effrayant qu’un autre, dont la carcasse sera d’ailleurs rapidement escamotée.
Saura-t-on jamais ?
Mais, dès ce jour, les massacres cessèrent. La « bête » sanguinaire avait-elle été enfin éliminée ? Ou le coupable (renonçant à tout déguisement ?) avait-il senti qu’il avait assez joué avec sa chance et que la patience de ses protecteurs touchait à sa fin ? Saura-t-on jamais ?
Aujourd’hui, au pays du Gévaudan, légende oblige, on préfère retenir la thèse d’une bête mystérieuse et maléfique, qui ne livrera jamais son secret. Peu de temps après la mort du nébuleux garde-chasse, la maison de Jean Chastel fut rasée et exorcisée à coups de gros sel béni.
La statue qu’on a érigée à la mémoire du loup fantôme, tant de fois meurtrier, est devenue un pôle touristique. Ce qui fait dire aux mauvaises langues que la « bête du Gévaudan » nourrit aujourd’hui plus de gens qu’elle n’en a tués jadis. Mais, dans les chaumières de la région, il se murmure encore tant de sombres histoires…
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